PhaenEx 5, no. 1 (spring/summer 2010) : 92-117 © 2010 Claire Pagès Hegel ou le

PhaenEx 5, no. 1 (spring/summer 2010) : 92-117 © 2010 Claire Pagès Hegel ou le possible réel. La critique hégélienne des idéaux en question CLAIRE PAGÈS Partant de l’analyse anthropologique des âges de la vie par Hegel dans l’Encyclopédie, nous nous proposons de présenter sa critique des idéaux. Hegel fustige chez le jeune homme sa tendance à opposer le réel et l’idéal et dégage les risques à la fois individuels et collectifs que cette vision du monde fait courir. De cette analyse, suit la conclusion qu’il n’y a pas de possible en dehors du réel, pas de substantialité hors du monde. Autrement dit, et contre la première impression de la plupart des hommes, possible et réel, devoir-être et être, s’identifient. Pourtant, si l’aversion du réel inspirée par l’attachement aux idéaux représente, selon Hegel, un danger, le procès du devoir-être par la philosophie spéculative n’est pas non plus sans risque. Ne signe-t-il pas, comme le dira Nietzsche, la défaite de la volonté face au poids des choses? On peut au contraire montrer, en lisant, dans la Doctrine de l’essence, le chapitre intitulé « L’effectivité » dans la section du même nom, que la reconnaissance de l’intimité du possible et de l’effectif, d’une part, produit en retour une conception plus riche, plus noble du possible — elle lui donne en somme des lettres de noblesse — et, d’autre part, conduit à y lire une affirmation de la contingence. Notre argumentaire vise à établir qu’en disant que l’effectif est possible et que le possible est effectif, Hegel ne les détruit pas mais leur confère au contraire leur détermination propre. -93- Claire Pagès I. Le paragraphe 396 de la Philosophie de l’esprit de l’Encyclopédie (édition de 1830) est consacré à la description du cours naturel des âges de la vie. Le jeune homme y est présenté comme l’esprit qui oppose une imagination, un devoir-être ou un espoir au monde présent, qu’il juge non conforme à ces idéaux. On trouve, dans l’addition au § 396, une description plus complète de la disposition d’esprit du jeune homme. Celui-ci chercherait satisfaction dans un universel substantiel et non plus, comme l’adolescent, dans un universel singulier, un homme. Pourtant, cet universel est encore subjectif, puisque le jeune homme vit d’un idéal, qui peut être un idéal d’amitié, mais qui a trait le plus souvent à un état rêvé du monde. Contrairement à l’enfant, il ne vit plus en paix avec le monde qui l’entoure. Bien au contraire, il nourrit une grande rancœur à l’égard d’un monde qu’il pense sans vérité, sorti de ses gonds, indigne de ce qui doit être. Mais le jeune homme ne se contente pas de s’opposer au monde présent. Il n’est pas inactif. La pensée de l’idéal lui donne aussi l’énergie nécessaire pour travailler à supprimer cette opposition, à réaliser l’idéal. Il entend ainsi transformer le monde et il se forme pour pouvoir réaliser ses idéaux. C’est ainsi, dit Hegel, qu’il devient un homme. Pourtant, dans cette attitude, Hegel ne voit qu’apparence de noblesse et de désintéressement. S’il s’agit d’un passage obligé de la vie, celui qui conduit à l’âge adulte, il n’en faut pas moins détromper ceux qui verraient dans ce désintéressement de façade, dans cette exaltation, la vérité du cœur humain, le meilleur de l’homme. Hegel renverse tout d’abord l’idée que le jeune homme serait désintéressé, par opposition à l’« homme fait1 », qui ne se préoccuperait que de ses intérêts particuliers. Au contraire, le jeune homme reste occupé de ses vues subjectives et de son développement personnel, quand l’homme fait agit pour le monde et non simplement pour lui-même. De plus, le jeune homme se trompe lourdement sur le monde, quand il le juge privé de vérité. Il n’a pas compris, note Hegel, que -94- PhaenEx ce qu’il y a de substantiel dans son idéal existe déjà dans le monde. Il n’a pas compris que « le monde comme un monde subsistant-par-soi » est « pour l’essentiel tout achevé » (Hegel, Encyclopédie III 438 [Add. § 396]). Hegel ne traite pas cette erreur avec tendresse. Ces idéalistes-là ne lui inspirent aucune indulgence. Il y voit au contraire un grand danger. Le jeune homme, tout préoccupé qu’il est de ses idéaux, peut ressentir des difficultés à entrer dans la vie pratique, à s’occuper des autres, à traiter avec la singularité, à s’occuper des choses de la vie. Or, existe toujours le risque de ne pas réussir ce passage et de devenir malade de l’impossible réalisation immédiate de ses idéaux. L’homme risque alors de devenir hypocondriaque (hypochondrisch), lui qui ne parvient pas à se défaire de son aversion pour la réalité et qui continue à placer la vérité en lui-même dans la pensée subjective de l’idéal. Si, pour nous, l’hypocondrie désigne couramment chez quelqu’un une anxiété excessive et pathologique à propos de sa santé, du fonctionnement de ses organes, ou quelqu’un qui s’exagère ses souffrances, Hegel semble employer ce terme en un sens à la fois plus général et plus classique, pour désigner une humeur sombre, mélancolique et soucieuse (un atrabilaire). Mais l’intéresse surtout le fait que les hypocondriaques sont en somme des malades imaginaires : de même que ces malades se plaignent de maux inexistants, ou plus exactement de maux qui n’ont pas de fondement organique, de même les hommes qui s’entêtent, leur jeunesse passée, dans la poursuite de l’idéal, se plaignent du réel sans raison valable2. L’homme atteint d’hypocondrie a en outre la particularité de jouir souvent d’une apparence de bonne santé, quoiqu’il soit triste, et son affection semble chronique et de longue durée. Il n’est pas facile en effet, note Hegel, d’échapper à cette hypocondrie, quoique souvent on ne l’aperçoive pas, car elle a le pouvoir de se dissimuler. Le risque est de la voir s’étendre sur toute une vie, d’autant que les symptômes peuvent être très graves, puisque l’homme peut sombrer et devenir tout à fait incapable. -95- Claire Pagès Pour cause précise de cette hypocondrie, Hegel donne l’aversion de la réalité effective associée à la poursuite de l’idéal. Que fait donc le jeune homme et que continue de faire celui qui ne parvient pas à faire son deuil de cette posture de jeunesse? Il oppose idéal et réel, devoir-être et être, parce qu’il croit qu’il y a du possible hors du monde tel qu’il est : il croit à un autre monde possible. Il croit, par conséquent, à la distinction du possible et du réel, puisqu’il s’échine à démontrer qu’autre chose est possible que la réalité effective, que le monde présent. Il pense, en outre, que l’effectif peut être irrationnel et qu’il y a une rationalité de ce qui n’est pas effectif. L’homme fait, au contraire, comprendrait l’identité du possible et du réel, autrement dit l’effectivité de ce qui est rationnel. Celui-ci comprend que ce qu’il y a de substantiel dans l’idéal n’est pas simplement possible mais bien réel, autrement dit, que le possible est aussi réel, que le concept existe. Alors, il comprend que ce qu’il y a de proprement idéal — de non substantiel — dans l’idéal est vain. Rester un jeune homme paraît alors non une aubaine ou une qualité, mais un danger. Pourtant, il semble que le plus grand nombre ait tendance à donner raison au jeune homme. En effet, celui-ci ne raisonne-t-il pas exactement de la même façon que la plupart des hommes, qui opposent le possible conçu et le réel, et qui font du possible un réel auquel ferait défaut l’existence? En opposant l’idéal au monde, le jeune homme ne se comporte-t-il pas en homme ordinaire, qui, distinguant possible et réel, pense qu’il existe des possibles subsistants par soi en dehors de la réalité? Affirmant que l’un de ces possibles non effectifs correspond à l’idéal, il exemplifierait alors une conception assez traditionnelle du rapport entre possible et réel. De cette conception que Hegel semble viser derrière l’opposition de l’idéal et du réel, on trouve parfois des traces chez Hegel lui-même. Ainsi, au début de l’Introduction des Leçons sur la philosophie de l’histoire, à propos du caractère encore abstrait et général du concept de l’esprit, il déclare : -96- PhaenEx Le principe, comme la maxime, la loi est quelque chose d’intérieur, qui comme tel, quelque vrai qu’il soit en lui-même, n’est pas complètement réel. Des fins, des maximes, etc.… se trouvent dans notre pensée, d’abord dans nos intentions intérieures, mais pas encore dans la réalité. Ce qui est en soi une possibilité, un pouvoir, mais qui n’est pas parvenu encore de l’intérieur à l’existence. Pour la réalité, un second moment doit s’adjoindre, la mise en acte, la réalisation dont le principe est la volonté d’une façon générale, l’activité de l’homme. C’est par cette activité seule que ce concept, ainsi que les déterminations en soi, sont réalisées, produites, car prises immédiatement en elles-mêmes, elles sont sans valeur. (Hegel, Leçons 30) Certes, Hegel paraît ici distinguer possible et réel, pour dénoncer l’absence de valeur de ce qui est simplement abstrait. Il peut sembler alors que le possible corresponde au réel moins son caractère effectif, et le uploads/Philosophie/ hegel-et-le-possible-reel.pdf

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