18 – L’écriture sociologique CYRIL LEMIEUX Quoique l’écriture occupe une place
18 – L’écriture sociologique CYRIL LEMIEUX Quoique l’écriture occupe une place décisive dans l’activité des sociologues, elle est un aspect qu’ils négligent ou minorent le plus souvent, lorsqu’ils entreprennent d’enseigner leur métier et de transmettre leurs savoir-faire. Ils insistent, à juste titre, sur la construction de l’objet, la méthodologie et le recueil des données mais n’évoquent guère, en général, les difficultés que pose à tout chercheur le fait de devoir écrire. On ne saurait oublier, pourtant, qu’un doctorant qui n’arrive pas à terminer la rédaction de sa thèse, n’obtiendra tout simplement jamais le titre de docteur, quelles que soient par ailleurs la pertinence de sa problématique, la rigueur dont il a fait preuve dans la mise en œuvre de métho- des et sa compétence à amasser un riche matériel d’enquête. Combien de travaux de recherche se sont-ils ainsi perdu dans les sables, du seul fait que leur auteur s’est trouvé définitivement arrêté par une incapacité à écrire ? Combien de chercheurs se morfondent et se mettent à douter de leurs compétences, à comp- ter du moment où ils font l’expérience douloureuse de ne plus parvenir à rédiger des livres ou des articles « qui se tiennent » ? Comme l’a montré Howard Becker – l’un des rares à avoir inscrit sur l’agenda de la sociologie les questions relatives à son écriture –, ces victimes de « l’angoisse de la page blanche » sont en général tétanisés par deux types de crampes mentales1. La 1. Howard S. Becker, Écrire les sciences sociales. Commencer et terminer son article, sa thèse ou son livre, Paris, Economica, 2004 [1986]. 387 Paugam.prn V:\55552\55552.vp mardi 22 septembre 2009 13:23:34 Profil couleur : Profil d’imprimante CMJN gØnØrique Composite Trame par dØfaut première tient au fait qu’ils n’attribuent à l’écriture qu’un rôle subordonné par rapport à la pensée. Ainsi, pour eux, y aurait-il d’un côté, à l’intérieur des têtes, des raisonnements sociologiques achevés et à l’extérieur, sur l’écran de l’ordinateur ou sous la plume d’un stylo, leur expression textuelle, simple transposition qui n’aurait pas, par elle-même, le pouvoir d’affecter les raison- nements dont elle émane et qu’on pourrait dire, par rapport à eux, plus ou moins fidèle – telle une copie vis-à-vis de son origi- nal. Les choses, nous le savons, sont loin de se passer de cette façon ! Car le fait d’écrire implique une modification en retour de nos pensées. Il les fait immanquablement se transformer, du seul fait qu’il leur fournit des points d’appui externes (des mots alignés sur une page ou un écran) dont elles ne disposaient pas encore. C’est ainsi que l’écriture conduit toujours, dans l’immé- diateté même de l’action d’écrire, à réorganiser la pensée dont elle procède ou, plus exactement, à produire une pensée qui, en tant que telle, c’est-à-dire en tant que pensée ordonnée à la « raison graphique », ne préexistait pas1. Tant que ce rôle actif de l’acte d’écriture reste dénié, le sociologue peut facilement cul- tiver l’idéal de parvenir à transposer tout de suite, du premier jet, et par des phrases parfaites, les raisonnements « profonds » que sa tête lui semble déjà contenir : ce qu’il écrit aura peu de chances, dans ce cas, de le satisfaire, lui faisant toujours l’im- pression de ne pas être à la hauteur des pensées qu’il lui fau- drait réussir à exprimer2. 380 Les méthodes d’analyse 1. Sur la façon dont l’écriture structure nos façons de penser, voir Jack Goody, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Éd. de Minuit, 1979. 2. Comme le suggère Becker, plutôt que de tirer de cette insatisfaction un motif pour s’arrêter d’écrire (ou pour recommencer sempiternellement la première phrase d’un texte, toujours aussi peu satisfaisante), mieux vaudrait s’élancer plus loin dans l’écriture, sans se soucier dans un premier temps de la qualité de ce qui est écrit. C’est seulement par ce moyen qu’une dynamique peut s’enclencher qui permettra à des raisonnements, qui ne préexistaient pas comme tels, d’être produits et en se déployant dans la matérialité du texte, de susciter le mouvement de leur dépassement. 388 Paugam.prn V:\55552\55552.vp mardi 22 septembre 2009 13:23:34 Profil couleur : Profil d’imprimante CMJN gØnØrique Composite Trame par dØfaut Écrire sous le regard des pairs La seconde crampe mentale que débusque Becker est relative au fait que certains sociologues semblent ne vouloir envisager leurs propres difficultés d’écriture et celles de leurs confrères que comme l’indice de problèmes d’ordre psychologique. Une façon assez étonnante, pour ne pas dire fautive, d’interpréter la réalité chez des professionnels de la mise en perspective sociologique du monde social. Car, après tout, en vertu de quoi les questions d’écriture sociologique échapperaient-elles à l’empire de la sociologie ? Ne peut-on pas tenter, au contraire, de les appré- hender comme des faits sociaux, c’est-à-dire du point de vue d’une sociologie des pratiques scientifiques et des coutumes uni- versitaires ? C’est ce à quoi Becker s’est lui-même exercé. Son enquête rappelle deux faits d’importance : 1 / l’écriture, fût-elle une activité pratiquée dans la plus extrême solitude, est toujours un acte socialement orienté. C’est ainsi que les sociologues professionnels écrivent toujours en vue d’un public, c’est-à-dire en anticipant qu’ils courent, vis-à-vis de ce public, le risque d’être discrédités par ce qu’ils écrivent et par la façon dont ils l’écri- vent ; 2 / selon le public en vue duquel ils écrivent, ils ne s’obligent pas aux mêmes censures, ni aux mêmes formalismes. Comprendre en sociologue les routines et les stratégies d’écriture d’un chercheur – mais aussi expliquer ses éventuelles facilités ou difficultés à écrire –, ce sera donc analyser les enjeux qu’il attache, selon sa formation et la position dont il jouit au sein du milieu scientifique, au fait d’être potentiellement sanctionné par un public déterminé. Cette perspective est une invitation à « dépsychologiser » l’acte d’écriture en considérant d’abord ce qui l’unit aux manières de juger propres à la communauté de réception visée par l’auteur. Quelles sont, dans cette communauté, les institutions (revues, colloques, séminaires...) où s’exerce la critique des textes ? Quelles y sont les modalités concrètes de la discussion, les procédures d’évaluation, les rituels de consécration ? C’est en fonction de ces dimensions sociales de leur activité que les sociologues apprennent à maî- L’écriture sociologique 381 389 Paugam.prn V:\55552\55552.vp mardi 22 septembre 2009 13:23:34 Profil couleur : Profil d’imprimante CMJN gØnØrique Composite Trame par dØfaut triser leurs façons trop « spontanées » d’écrire et à produire cer- tains des effets rhétoriques et stylistiques attendus par leurs juges1. Le jugement des pairs constitue ainsi l’horizon de toute écri- ture sociologique et, plus généralement, scientifique. Être jugé par ses pairs représente non seulement ce à quoi tout sociologue doit s’attendre lorsqu’il publie un texte, mais encore ce qu’il peut espérer de meilleur pour ce qu’il a écrit, si du moins, c’est bien dans une visée scientifique qu’il l’a écrit2. C’est aussi pourquoi lorsque des journalistes jugent un texte sociologique trop abscons ou jargonneux, cette évaluation, dans la mesure où elle repose sur des critères étrangers au raisonnement sociologique considéré pour lui-même, ne peut guère avoir de recevabilité du point de vue propre à la communauté des sociologues – quoiqu’il en ait une, très respectable, du point de vue de la communauté jour- nalistique. 382 Les méthodes d’analyse 1. Comme le montre encore Becker, c’est souvent parce qu’ils exagèrent l’im- portance de certaines censures formelles et veulent se conformer à tout prix à cer- tains tics de la rhétorique académique que les débutants en sociologie peuvent en venir à jargonner inutilement et à rendre proprement illisible et inintelligible ce qu’ils veulent dire. 2. Les choses sont évidemment différentes si le texte a été écrit d’abord dans la visée de séduire le « grand public ». Il est clair que les deux objectifs – convaincre ses pairs ; plaire au grand public – ne sont pas nécessairement entièrement contradictoires. Néanmoins, ils le sont grandement en pratique : plus un ouvrage a été écrit dans le but de plaire aux profanes, moins il y a de chances qu’il l’ait été également en vue de satisfaire pleinement aux exigences d’un texte scientifique. ENCADRÉ 1 Une écriture fondée sur l’anticipation de la critique des pairs À partir d’une enquête ethnographique dans un laboratoire américain de neuroendocrinologie, Bruno Latour et Steve Woolgar ont montré que le travail des chercheurs qu’ils ont observé consiste, pour l’essentiel, en un processus d’ « inscription littéraire » (p. 35-45). Il s’agit, à partir d’événements produits en laboratoire, de produire une très grande quantité de traces écrites puis, à partir des documents qui consignent ces traces, d’élaborer des énoncés qui, une fois publiés dans des revues scientifiques, deviendront la cible de la critique sans concession d’autres chercheurs – chacun étant intéressé à détruire les énoncés 390 Paugam.prn V:\55552\55552.vp mardi 22 septembre 2009 13:23:34 Profil couleur : Profil d’imprimante CMJN gØnØrique Composite Trame par dØfaut Les limites de la modélisation Il est remarquable que dans le cas de la sociologie, et plus généralement des sciences sociales, la critique qu’il y a lieu pour le chercheur d’anticiper lorsqu’il uploads/Philosophie/ 2010-l-e-criture-sociologique.pdf
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- Publié le Sep 10, 2021
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