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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=APHI&ID_NUMPUBLIE=APHI_672&ID_ARTICLE=APHI_672_0321 Abraham et le commandement de l’amour chez Kierkegaard par Philippe CHEVALLIER | Centres Sèvres | Archives de Philosophie 2004/2 - Tome 67 ISSN 1769-681X | pages 321 à 335 Pour citer cet article : — Chevallier P., Abraham et le commandement de l’amour chez Kierkegaard, Archives de Philosophie 2004/2, Tome 67, p. 321-335. Distribution électronique Cairn pour Centres Sèvres. © Centres Sèvres. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Abraham et le commandement de l’amour chez Kierkegaard PHILIPPE CHEVALLIER Institut Catholique d’Arts et métiers, Lille Au fond de chaque homme demeure toujours la possibilité inquiétante d’être appelé à une tâche plus élevée que celle ordinaire dont il s’acquitte quotidiennement. Cette possibilité d’une vocation atypique ne rend pas pour autant négligeable le domaine de l’ordinaire. Bien loin de mépriser l’homme qui s’efforce de vivre sous la catégorie du « général 1 », Kierkegaard souligne à plusieurs reprises la grandeur de cette mission. Mais la possibilité demeure d’un contournement de l’exigence commune, non par caprice ou par fai- blesse, mais par obéissance à un appel émanant de plus haut que soi et de plus haut que l’ordre établi: l’appel de Dieu, entendu comme le « Tout- Autre », qui ne se confond avec aucune institution ou aspiration humaines. Publié en 1843, Crainte et tremblement aborde de front, à travers la figure d’Abraham, cette possibilité inquiétante d’une transgression des exi- gences communes, au nom d’un « rapport absolu à l’absolu », aussi inexpli- cable qu’incontestable. Pour Kierkegaard, Abraham se réclame d’un tel rap- port lorsqu’il répond à l’appel divin lui enjoignant de sacrifier son fils. Cette figure précoce mais radicale de l’exception dans l’œuvre kierkegaardienne surgit comme une objection à toute pondération de l’appel sous la catégorie de l’éthique, au grand dam d’Emmanuel Lévinas qui refusera de suivre Kierkegaard sur cette voie 2. Criminel en puissance lorsqu’il gravit la mon- tagne de Morija en compagnie d’Isaac, Abraham ne parle plus à personne depuis que l’Éternel lui a demandé d’immoler son fils. Perdant autrui pour gagner son Dieu, il se condamne lui-même à la solitude et à l’opprobre. Les commentateurs bien disposés de Crainte et tremblement ont bien souvent essayé de tempérer l’horreur de la requête divine, mettant l’accent Archives de Philosophie 67, 2004 1. Le « général » est la médiation – linguistique, législative et institutionnelle – qui permet à des sujets de communiquer et de se reconnaître mutuellement comme appartenant à un même « monde éthique » [det Sædelige]. Nous suivons pour ce dernier terme la traduction d’André Clair (A. CLAIR, Existence et éthique, PUF, 1997, p. 64-86). 2. E. LÉVINAS, « Existence et éthique » in Noms propres, LGF, Le Livre de poche, 1987. sur son caractère exceptionnel, sa dimension d’épreuve, et la forme interro- gative que n’abandonne jamais l’argumentation de Kierkegaard. Mais bien peu se sont risqués à travailler le cœur même de la requête, ce que Dieu demande réellement à Abraham. De ce lieu, on n’approche pas sans effroi. Notre hypothèse est que la requête divine doit être replacée dans le contexte du commandement de l’amour, longuement étudié par Kierkegaard en 1847, dans un recueil de discours intitulé Les Œuvres de l’amour. Alors même que tout semble opposer la parole qui enjoint d’aimer son prochain, et celle qui demande de sacrifier son fils, les deux paroles peuvent être mises en regard, à condition de suivre pas à pas le texte kierkegaardien. Il s’agit ici d’honorer la recommandation première de Johannes de Silentio, auteur pseudonyme de Crainte et tremblement: pour tout ce qui concerne l’exis- tence, il convient d’éviter la précipitation. Le commandement de l’amour: une éthique qui se précède toujours elle-même Rappelons les attendus de l’amour chrétien tel que Les Œuvres de l’amour le décrivent: cet amour ne correspond pas à un sentiment naturel, si noble soit-il en apparence; inconcevable pour l’esprit humain, irréducti- ble à une quelconque donnée mondaine, il fait de l’autre homme le prochain à aimer comme soi-même, selon le commandement de Matthieu 22,39. Le prochain n’est pas un concept de la raison pure, car si tout homme est le prochain, ce terme ne désigne pas une catégorie générale sous laquelle les hommes particuliers seraient subsumés. Le prochain n’existe que sous la détermination empirique de cet homme particulier que je vois. Mais il ne désigne pas pour autant un simple concept empirique car « dans le paga- nisme, nul n’a aimé le prochain, nul n’a soupçonné qu’il existât 3 ». L’autre homme comme prochain m’est révélé par l’écoute d’une parole venue d’en- haut – « Tu dois aimer » – qui m’oblige absolument, et fait de moi un être interpellé, sans retour possible sur moi-même. Cette qualification nouvelle de l’autre homme se découvre seulement dans la reconnaissance du devoir, et non l’inverse: « en reconnaissant ton devoir, tu découvres aisément qui est ton prochain 4 ». Je n’infère pas du concept de prochain un certain nombre d’obligations morales, mais je découvre qui est mon prochain en me recon- naissant déjà obligé par lui. La compréhension est ici subordonnée à une obéissance première qu’il nous faut éclaircir. 322 PH. CHEV ALLIER 3. O.C. 14, p. 50. Nous citons le texte de Kierkegaard dans la traduction de P .-H. Tisseau et E.-M. Jacquet-Tisseau aux éditions de l’Orante, avec l’abréviation suivante: O.C. X = Œuvres complètes, volume X. 4. O.C. 14, p. 21. Si le commandement m’assigne à une condition nouvelle – celle où je me reconnais toujours en « dette infinie » vis-à-vis d’autrui – comment peut-il faire droit à ma liberté, une liberté qui se devrait préalablement d’exami- ner la validité de ce qui m’est demandé? Pour comprendre l’originalité de la réflexion kierkegaardienne sur l’éthique de l’amour, il faut en fait renver- ser les données du problème. Il ne faut pas se demander ce qui pourrait, dans le sujet, fonder son obéissance. La validité du commandement ne se recon- naît qu’a posteriori, parce que je suis toujours déjà tourné vers autrui par lui. Il n’y a pas de pur commencement de l’éthique, et ma liberté ne peut prétendre tenir ce rôle que rétroactivement. Si ma liberté se précède tou- jours elle-même, alors que je ne la découvre qu’a posteriori dans son échec (le péché) – comme l’avaient montré les analyses très fines du Concept d’an- goisse – il en va de même de mon obéissance. Choisir d’aimer autrui, c’est reconnaître au même instant qu’il n’est déjà plus question de choix, qu’il ne peut plus en être question. Kierkegaard a soin de rappeler à ce sujet que la liberté de choix qui nous serait allouée à un instant t de notre vie n’est qu’une détermination formelle de la liberté qui ne correspond pas à sa réa- lité concrète. La dialectique de la liberté, dans sa faillibilité comme dans son assomption, dans l’amour comme dans la transgression, est de se poser tou- jours comme déjà engagée, et donc déjà retirée. Telle est bien la « hâte infi- nie » de la liberté, dont parlent les Papiers: « Le contenu de la liberté est à ce point décisif pour elle, que la liberté de choix n’a juste- ment de vérité que parce qu’il ne faut pas de choix, encore qu’il y en ait un. […] Au même instant, à la seconde même où elle est (liberté de choix), la liberté n’existe en propre que par sa hâte infinie à se lier en même temps inconditionnellement par le choix de l’abandon, un choix dont la vérité est qu’il ne peut être question de choisir 5. » Dans cette perspective, la mise en application du commandement ne requiert aucune déduction qui irait du plus général au plus particulier, du plus formel au plus concret. Ce qui a souvent été assimilé chez Kierkegaard à une « seconde éthique » définit une certaine attitude, et non des procédu- res formelles qui permettraient à la volonté de discerner et de se déterminer dans des situations concrètes. La question des conditions d’un accord entre ce qui est défini a priori comme loi et les réalités du monde sensible n’est plus ici pertinente, attendu que le commandement a en lui-même les condi- tions de son application: l’interpellation du sujet décrite plus haut. Le com- mandement de l’amour s’empare de l’auditeur et le met aussitôt à la tâche: ABRAHAM 323 5. Papiers X 2 A 428. Pour les extraits des Papiers, sauf indication contraire, nous sui- vons: S. KIERKEGAARD, Journal (5 volumes), traduction de Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau, uploads/Philosophie/ abraham-chez-kierkegaard.pdf

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