Intertextualité et interdiscours: filiations et contextualisation de concepts h
Intertextualité et interdiscours: filiations et contextualisation de concepts hétérogènes Jean-Michel ADAM Pôle de recherche et d’enseignement interdisciplinaire en Sciences des textes et analyse comparée des discours de l’Université de Lausanne (Suisse) jean-michel.adam@unil.ch The heterogeneous origin of concepts like "interdiscourse" and "intertext" – the former stemming from discourse analysis and the latter from poetics and literary semiotics – blurs their understanding. The present clarification, in the shape of a note or bibliographical memo, serves to remind us that these two concepts have a history. This article examines how these concepts circulate, and it is aimed at finding bearings among very different uses of related concepts. Ce qui manque le plus, c’est la rigueur dans l’emploi des termes et la connaissance des limites à l’intérieur desquelles ils veulent dire quelque chose: ce sont des concepts opératoires. Il ne faut pas les prendre pour des vérités éternelles. (Benveniste, 1974: 34). 1. L’interdiscours dans l’analyse du discours française1 1.1 L’interdiscours dans le système de concepts de Pêcheux Le concept d’interdiscours a son origine dans les travaux de Michel Pêcheux et dans les débats de l’analyse du discours française (ADF) des années 1960- 70. Denise Maldidier, dans un de ses derniers articles, a bien montré que si ce concept est "la clé de voûte du système", il ne l’est que dans sa relation avec ceux de préconstruit et d’intradiscours. Ces trois concepts constituent, à ses yeux, "le fond – décisif – de la théorie du discours" (1993: 113). Surplombant ces trois concepts, il ne faut pas oublier celui de formations discursives, qui vient de L’Archéologie du savoir de Michel Foucault (1969). Ce dernier montre qu’une unité linguistique (phrase ou proposition) ne devient unité de discours 1 Je remercie Marie-Anne Paveau et Laurence Rosier pour la communication privée de leur synthèse: "Eléments pour une histoire de l’analyse du discours. Théories en conflit et ciment phraséologique", consultable sur le site d’un colloque franco-allemand de 2005: http://www.johannes-angermuller.de/deutsch/ADFA/paveaurosier.pdf. Merci à Marie-Anne Paveau pour la communication de son chapitre 2 d’un livre à paraître en 2006: Les prédiscours. Sens, mémoire, cognition. Dans ce chapitre et dans l’article cité, la notion de préconstruit est si clairement explicitée que je me permets de renvoyer à ces deux textes. Je me suis plutôt soucié ici de situer et de distinguer les usages latéraux des notions de préconstruit et de présupposition (Ducrot, Eco, Grize, Kristeva, Culioli) ainsi que la question de l’intertextualité. Publié dans Revue Tranel (Travaux neuchâtelois de linguistique) 44, 3-26, 2006 qui doit être utilisée pour toute référence à ce travail 4 Intertextualité et Interdiscours: filiations et contextualisation de concepts hétérogènes (énoncé) que si on relie cet énoncé aux énoncés qui peuplent la mémoire interdiscursive d’une formation sociale: Il ne suffit pas de dire une phrase, il ne suffit même pas de la dire dans un rapport déterminé à un champ d’objets ou dans un rapport déterminé à un sujet pour qu’il y ait énoncé – pour qu’il s’agisse d’un énoncé: il faut la mettre en rapport avec tout un champ adjacent. […] On ne peut dire une phrase, on ne peut la faire accéder à une existence d’énoncé sans que se trouve mis en œuvre un espace collatéral. Un énoncé a toujours des marges peuplées d’autres énoncés (1969: 128). Foucault met par ailleurs l’accent sur le fait que la langue ne suffit pas à produire à elle seule des énoncés: Ce ne sont ni la même syntaxe, ni le même vocabulaire qui sont mis en œuvre dans un texte écrit et dans une conversation, sur un journal et dans un livre, dans une lettre et sur une affiche; bien plus, il y a des suites de mots qui forment des phrases bien individualisées et parfaitement acceptables, si elles figurent dans les gros titres d’un journal, et qui pourtant, au fil d’une conversation, ne pourraient jamais valoir comme phrase ayant un sens (1969: 133). Partant du fait que "L’énoncé est toujours donné au travers d’une épaisseur matérielle, même si elle est dissimulée, même si, à peine apparue, elle est condamnée à s’évanouir" (1969: 132), Foucault envisage le cas extrême de la même phrase qui n’est cependant jamais identique à elle-même, en tant qu’énoncé, lorsque les coordonnées de sa situation d’énonciation et son régime de matérialité changent (1969: 132). Une formation discursive est donc un lieu d’énonciation qui fait qu’un énonciateur ne parle pas en son nom mais occupe une place en assumant un des rôles possibles dans ce lieu social d’énonciation. Comme le précise Dominique Maingueneau: "Cela ne signifie pas que pour chaque formation discursive il existerait une et une seule place d’énonciation légitime puisqu’un ensemble d’énoncés rapportés à un même positionnement peut se distribuer sur une multiplicité de genres de discours" (1991: 18). Au sein d’une formation socio-historique aux frontières mouvantes et toujours redéfinies, "on ne saurait […] dissocier l’intradiscursif et l’interdiscursif, la relation à 'autrui' est une modalité d’un rapport à soi qui ne peut jamais se fermer" (Maingueneau, 1991: 20). Le mouvement de l’énonciation, sous la double contrainte du déjà-dit et du dicible, compose à la fois avec la langue et avec l’interdiscours, et c’est précisément ce qui fait de l’individu énonçant un sujet au sens socio- historique. Le système de concepts de Pêcheux est inséparable de la théorie générale des idéologies développée dans les années 1960 par Louis Althusser2, de sa lecture de la théorie du sujet de Jacques Lacan et de sa perception de 2 On mesurera le caractère historique de cette position à la lecture de la récente mise au point de Teun A. van Dijk et de sa définition de travail: "Une idéologie est le fondement des représentations partagées par un groupe" (2006: 74). Jean-Michel Adam 5 l’importance de la linguistique dans le développement des sciences humaines de cette époque: Le fonctionnement de l’Idéologie en général comme interpellation des individus en sujets (et spécifiquement en sujets de leur discours) se réalise à travers le complexe des formations idéologiques (et spécifiquement à travers l’interdiscours qui y est intriqué) et fournit "à chaque sujet" sa "réalité", en tant que système d’évidences et de significations perçues-acceptées-subies (Pêcheux, 1990: 227). Cette théorie, qui vise les "déformations imaginaires" des "rapports réels" des individus (Althusser, 1976: 104), lie psychanalyse et marxisme dans une même problématique de la conscience mystifiée. Maingueneau cite fort justement (1991: 12) un passage de "Freud et Lacan", écrit en 1964, qui résume la "position" d’Althusser: Depuis Marx, nous savons que le sujet humain, l’ego économique, politique ou philosophique n’est pas le "centre" de l’histoire – nous savons même, contre les Philosophes des Lumières et contre Hegel, que l’histoire n’a pas de "centre", mais possède une structure qui n’a de centre nécessaire que dans la méconnaissance idéologique. Freud nous découvre à son tour que le sujet réel, l’individu dans son essence singulière, n’a pas la figure d’un ego, centré sur le "moi", la "conscience" ou l’"existence", […] que le sujet humain est décentré, constitué par une structure qui elle aussi n’a de "centre" que dans la méconnaissance imaginaire du "moi", c’est-à-dire dans les formations idéologiques où il se "reconnaît" (Althusser, 1976: 33-34). Dans cette perspective, "le propre de toute formation discursive est de dissimuler, dans la transparence du sens qui s’y forme, l’objectivité matérielle contradictoire de l’interdiscours" (Pêcheux, 1990: 227). Les concepts de préconstruit et d’interdiscours ont pour but de penser les processus de déformation et de méconnaissance idéologiques qui surgissent dans l’intradiscours. Partant du fait que l’individu est "toujours-déjà sujet", l’effet de préconstruit apparaît comme "la modalité discursive du décalage par lequel l’individu est interpellé en sujet" (Pêcheux, 1990: 221). Ce décalage fonctionne "à la contradiction" (ibid.). Seul l’intradiscours correspond au fil des énoncés et donc à du discursif-textuel. En revanche, ni l’interdiscours ni le préconstruit ne sont à proprement parler des faits de discours, du dit correspondant à des énoncés. Dans cette perspective, comme le résume Maingueneau: "l’AD est confrontée à l’inénonçable […]. Avec la primauté de l’interdiscours, cet inénonçable se formule comme ce qui fait systématiquement défaut à une formation discursive et lui permet de tracer sa frontière, de se fermer imaginairement en un tout" (1991: 20-21). Considérons, à titre d’exemple, le début de ce texte publicitaire3: 1. Les hommes aiment les femmes qui ont les mains douces. Vous le savez. Mais vous savez aussi que vous faites la vaisselle. Alors ne renoncez pas pour autant à votre charme, utilisez Mir Rose. Votre vaisselle sera propre et brillante. Et vos mains, grâce à 3 Analysé dans Adam (2001: 120-124). 6 Intertextualité et Interdiscours: filiations et contextualisation de concepts hétérogènes l’extrait de pétale de rose contenu dans Mir Rose, seront plus douces et plus belles. Elles ne pourront que vous dire merci. Votre mari aussi. Le fait que la première phrase ait la forme d’un énoncé doxique (valeur générique des syntagmes nominaux, présent de vérité générale et effet de la relative déterminative qui vient restreindre la classe des femmes aimées des hommes) n’en fait pas pour autant, dans la théorie de l’ADF, un énoncé de l’interdiscours. En revanche, on peut dire que les préconstruits qui circulent uploads/Philosophie/ adam-jean-michel-intertextualite.pdf
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- Publié le Oct 19, 2022
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