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L’analyse du discours numérique www.editions-hermann.fr Illustration de couverture : « Dans un café », Marie-Anne Paveau, São João Del-Rei, Brésil, 2015 (détail). ISBN : 978 2 7056 9321 3 © 2017, Hermann Éditeurs, 6 rue Labrouste, 75015 Paris Toute reproduction ou représentation de cet ouvrage, intégrale ou partielle , serait illicite sans l’autorisation de l’éditeur et constituerait une contrefaçon. Les cas strictement limités à l’usage privé ou de citation sont régis par la loi du 11 mars 1957. Collection Cultures numériques dirigée par Milad Doueihi Marie-Anne Paveau L’analyse du discours numérique Dictionnaire des formes et des pratiques Depuis 1876 Du même auteur Les grandes théories de la linguistique, avec Georges-Élia Sarfati, Paris, Armand Colin, 2003 (2e édition 2014). Les prédiscours. Sens, mémoire, cognition, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2006. La langue française. Passions et polémiques, avec Laurence Rosier, Paris, Vuibert, 2008. Langage et morale. Une éthique des vertus discursives, Limoges, Lambert- Lucas, 2013. Le discours pornographique, Paris, La Musardine, 2014. Pour Eskenazi 2 Introduction I. LE NUMÉRIQUE : CONVERSION, TRANSFORMATION, CIVILISATION Au début d’un article consacré à la trace, Louise Merzeau insiste sur la portée générale du numérique : « L’essor du numérique ne se réduit ni à une nouvelle codification des contenus, ni à l’introduc- tion d’un nouveau canal de circulation. C’est une transformation environnementale, qui affecte les structures et les relations. Une telle mutation ne déstabilise pas seulement des usages et des objets. Elle remet en question les modèles conceptuels qui servent à les formaliser. » (Merzeau 2009 : 23). Milad Doueihi n’hésite pas quant à lui à parler de « processus civilisateur » dans La grande conversion numérique (Doueihi 2008). L’expression courante, objet d’un débat social interminable dans lequel on n’entrera pas ici, est révolution numérique. Quel que soit leur nom, révolution, transformation ou conversion, les actions et les effets du numérique sont là, l’usage des technologies numériques, d’internet et des objets connectés s’étant progressivement intégré à nos existences, tout du moins dans les aires culturelles, sociales et géographiques où les outils informa- tiques et les technologies numériques ont pu se développer ; il ne faut pas oublier en effet que le numérique, comme la démocratie ou la sexualité, est une notion profondément située et ne souffre aucune universalisation. Devant cette évolution civilisationnelle, Dominique Boullier s’inquiète de l’immobilisme des sciences sociales. Dans un entre- tien pour Le Monde en 2015, il estime que dans notre société de la haute fréquence, on assiste à un décrochage des sciences sociales au profit des GAFA 1 qui embauchent des cerveaux pour « faire tourner 1. GAFA ou plus récemment GAFAM, est un sigle qui désigne les « géants du web » : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. 8 L’analyse du discours numérique les machines », selon de nouvelles méthodes de travail fondées sur le volume, la variété et la vélocité. Il déplore que les sociologues, après les linguistes, soient dépossédés du traitement des données : « Il arrive aux sociologues ce qui déjà est arrivé aux linguistes et aux géographes. Ces dernières décennies, les informaticiens ont pris la main sur le traitement automatique de la langue, puis sur la géoma- tique. Désormais, ce sont les statisticiens, les informaticiens et les mathématiciens qui traitent et interrogent les données sur la société récoltées sur Internet » (Boullier 2015 : en ligne). Cette mention des linguistes est intéressante à bien des égards, et correspond à une situation observable également à propos des productions langagières numériques natives, on y reviendra plus bas. Pour remédier à cette dépossession, Dominique Boullier « plaide pour des sciences sociales de troisième génération, qui s’emparent de ces nouveaux phénomènes [numériques] pour les requalifier : il faut inventer des concepts, des outils et limites de validité sur ces nouvelles données, ces traces auxquelles nous n’avions pas accès » (Boullier 2015 : en ligne). Ce que ce chercheur dit de la sociologie est parfaitement valable pour les sciences du langage, et plus particulièrement l’analyse du discours, science sociale par excellence. Le travail présenté dans cet ouvrage est une réponse à cette nécessité d’inventer de nouveaux concepts, outils et limites pour rendre compte du fonctionnement des discours natifs d’internet dans une perspective qualitative et écologique. II. LES SCIENCES DU LANGAGE ET LE DISCOURS NUMÉRIQUE NATIF Le discours numérique natif est l’ensemble des productions verbales élaborées en ligne, quels que soient les appareils, les inter- faces, les plateformes ou les outils d’écriture. Il pose aux sciences du langage telles qu’elles sont pratiquées jusqu’à présent un certain nombre de problèmes qu’on ne peut résoudre qu’en pratiquant le la remise en cause des modèles conceptuels mentionnée plus haut par Louise Merzeau. Introduction 9 1. Une autre nature du signe : du discours au technodiscours Dans l’article précité, elle fait d’ailleurs ce constat sur le signe : Le signe, tel que les SIC et la sémiologie le définissent, procède d’un acte d’énonciation doté de sens et (en partie au moins) d’intentionnalité. L’empreinte numérique, elle, est automatiquement produite à l’occasion d’un calcul, d’un codage ou d’une connexion, le plus souvent sans que le sujet en soit conscient. Au lieu d’articuler une face sensible (signifiant) à une représentation psychique (signifié), la trace assigne une signature invisible à un comportement informationnel, qui n’est pas toujours perçu comme tel (Merzeau 2009 : 24). Cette remarque concerne évidemment de près les sciences du langage, et il est remarquable qu’elle vienne d’une autre discipline. Les sciences du langage n’ont pas encore fait ce constat et accusent un retard important sur la question des univers numériques et de leurs productions natives, tant sur le plan épistémologique que théorique et méthodologique. La plupart des rares travaux qui existent jusqu’à présent sur les discours natifs d’internet ou du web peinent à prendre en compte leur dimension technique, intégrée à leur nature langagière du fait de la programmation informatique qui structure les univers numériques ; ils restent logocentrés, c’est-à-dire axés sur la seule matière langagière, considérée dans sa définition saussurienne et dualiste (« la langue envisagée en elle-même et pour elle-même », selon la célèbre formule du fondateur de la linguis- tique moderne). Ces travaux 2, qu’ils relèvent de la communication médiée par ordinateur (par exemple Anis 1998, Marcoccia 2013, Panckhurst 2006, 2007) ou de l’analyse du discours (par exemple Amadori 2012, Amossy 2011, Cunha 2014, Jackiewicz 2016), isolent en effet la matière langagière et discursive extraite de son environnement technologique informatique, pour retrouver la forme des extraits de corpus de l’analyse du discours traditionnelle ou les énoncés normalisés et mis en forme du traitement automatique 2. On ne mentionne ici que des travaux francophones ; les références seront élargies hors de la francophonie dans le cours de l’ouvrage. 10 L’analyse du discours numérique des corpus, sur lesquels sont souvent mobilisées des théories et méthodologies prénumériques. Comme le dit justement Isabelle Pierozak, ce sont des travaux qui utilisent internet « for corpus » et non « as corpus » (Pierozak 2014). Or, la spécificité des discours natifs d’internet est justement, entre autres, leur intense relationalité, c’est-à-dire leur intégration dans un réseau de relations algorithmiques qui en assure le fonc tion nement et la circulation, en même temps qu’elle leur donne des traits linguisti- quement inédits comme la cliquabilité sur le plan morpholexical ou l’imprévisibilité sur le plan discursif. La mise à l’écart de la machine, considérée comme un composant extralinguistique, amène à travailler sur les formes nécessairement stéréotypées de la langue et non sur les formes singulières, composites, mixtes, pleines des bruits et des moteurs du monde, des discours empiriques natifs des univers numériques. Les approches qui intègrent pleinement la machine et ses techniques sont rares et l’on citera prioritairement les recherches du groupe IMPEC (Interactions multimodales par écrans), reposant sur les trois principes de la médiation comme espace d’intersection entre corps, machine et langage, de l’affordance communicative et du design de l’environnement électronique (Develotte et al., 2011). Le travail sur les discours numériques natifs implique en effet, non seulement de se défaire de la conception logocentrée du langage mais également d’une représentation anthropocentrée de la machine : dans leur travail sur l’écriture des machines, Cléo Collomb et Samuel Goyet décrivent bien cette représentation qui réduit la machine (ou le programme, le logiciel, l’application, etc.) à un outil, car, dans l’imaginaire des chercheurs, une machine fonctionne, mais n’agit pas, applique des règles mais n’écrit pas ; bref, elle est « neutralisée » (Collomb 2017, Goyet, Collomb 2016). Et effectivement, la linguistique semble neutraliser la machine pour reverser l’ensemble de la responsabilité de création langagière sur l’humain ; d’où une perspective logocentrée qui retombe sur ses pieds saussuriens, respectant le dualisme qui distingue le linguistique de l’extralinguistique 3. 3. On retrouve cette défense dualiste à propos des machines parlantes au sens propre, comme Siri, l’application d’Apple. François Perea montre cependant Introduction 11 Or il est possible, soutiennent Cléo Collomb et Samuel Goyet, de sortir de la vision anthropocentrée de la machine comme de sa sacralisation techniciste, pour envisager une technologie qui ne soit pas une anthropologie (Collomb, Goyet 2015). C’est le sens des termes néologiques composés avec uploads/Philosophie/ adn-map-bat-16-12-17.pdf

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