Sommes-nous moralement tenus d'obéir aux lois? Par Pierre Lemieux Economist, au
Sommes-nous moralement tenus d'obéir aux lois? Par Pierre Lemieux Economist, author, professor, and consultant. Books have been published in Paris ( Presses Universitaires de France and Belles Lettres) and Montréal (Varia), and translated in foreign languages. Columnist at the Western Standard, and a frequent contributor to the National Post and other newspapers in the world. Professeur associé in the Department of Management Sciences, Université du Québec en Outaouais (Canada), codirector of the GREL (Groupe de Recherche Économie et Liberté), and Research Fellow at the Independent Institute. Sources: http://www.pierrelemieux.org/SiteFrames/fs-biobook.html Le 20e siècle aura bien été, comme le souhaitait Mussolini, le siècle de l'État. Le quintuplement de la taille des États occidentaux s'est accompagné de théories économiques et éthiques qui justifient la légitimité de l'État démocratique et l'obéissance que lui doivent les citoyens. Mais ce qui est passé à peu près inaperçu jusqu'à tout récemment, c'est la montée concomitante, au cours de la seconde moitié de ce siècle, de théories opposées qui remettent radicalement en cause la légitimité de l'État -- de l'État que nous connaissons, en tout cas. Il ne s'agit pas seulement de théories économiques[1], mais aussi d'un nouveau courant de philosophie politique. Dans un ouvrage collectif récent (For and Against the State. New Philosophical Readings, sous la direction de John T. Sanders et Jan Narveson, Londres, Rowman & Littlefield, 1996), l'auteur du premier article, Leslie Green (professeur de droit et de philosophie à l'Université York, au Canada), surfe sur cette vague de fond: "Existe-t-il une obligation générale d'obéir à la loi, au moins dans un État raisonnablement juste? De plus en plus, les théoriciens politiques répondent par la négative." Les premiers coups de semonce datent d'il y a quelques décennies. Des auteurs comme Ayn Rand ou Murray Rothbard ont été parmi les premiers à tirer. Puis, des universitaires comme Robert Paul Wolff ou Robert Nozick ont conféré au nouveau paradigme sa respectabilité académique. Bien que les treize articles réunis dans le livre de Sanders et Narveson présentent autant des défenses que des critiques de la légitimité étatique, on constate que les défenseurs de l'État se retrouvent aujourd'hui sur la défensive. Le problème de la coercition Le problème, bien posé dans l'article de Narveson (professeur de philosophie à l'Université de Waterloo, au Canada), est celui de la coercition: l'État oblige, par la force des armes en définitive, tous les habitants d'un territoire donné à se soumettre à lui, qu'ils le veuillent ou non. Puisque ce pouvoir ne repose pas sur le consentement libre et unanime des individus, "tous les États actuels sont illégitimes", écrit John Simmons (professeur de philosophie à l'Université George Mason, en Virginie). Simmons représente le courant de "l'anarchisme philosophique" qui, tout en niant l'obligation morale d'obéir à ces pouvoirs illégitimes, soutient que des considérations de prudence s'opposent à la violence contre des États "raisonnablement justes". Bref, l'obligation morale d'obéissance n'existe pas puisque que l'État est illégitime. Mais, pour l'anarchisme philosophique, il ne s'ensuit pas nécessairement un devoir moral de résistance ou de révolution: cela dépend des circonstances, de la balance des avantages et des inconvénients. Les défenseurs de l'État, comme feu Gregory Kavka (professeur de philosophie à l'Université de Californie) ou Peter Danielson (professeur de philosophie à l'Université de Colombie-Britannique, au Canada), reprennent essentiellement des arguments tirés de la théorie économique ou de la théorie des jeux pour soutenir la nécessité d'un pouvoir coercitif dans la production des "biens publics" et notamment de la sécurité. Comme le font remarquer d'autres auteurs de l'ouvrage, cette nécessité de l'État est loin d'être théoriquement démontrée. David Friedman (économiste et professeur de droit à Santa Clara University, aux États-Unis) explique comment un système juridique efficient au sens économique (c'est-à-dire répondant aux demandes individuelles) se développe spontanément dans une situation d'anarchie[2]. Howard S. Harriott (professeur de philosophie politique et de logique à l'Université de Caroline du Sud), dans son article intitulé "Games, Anarchy, and the Nonnecessity of the State", rappelle que, d'après les avancées récentes de la théorie des jeux, la coopération et la production des biens publics ne sont pas incompatibles avec l'interaction libre des individus. Le système politique idéal des nouveaux contestataires est soit l'État minimum, soit l'anarchie -- celle-ci étant entendue non pas comme absence de règles, mais comme absence de coercition politique. L'anarchie de référence est capitaliste, par opposition à la version communautariste (et à l'ancienne version communiste) de la doctrine. La justification philosophique contemporaine de l'État repose essentiellement sur l'idée du contrat social. Comme le fait remarquer John Sanders (professeur de philosophie à l'Académie polonaise des sciences et au Rochester Institute of Technology, États-Unis), la théorie contractualiste vient en deux modèles, celui de Hobbes et celui de Rousseau. C'est l'inspiration rousseauiste qui nourrit la justification contractualiste de l'État développée par John Rawls au cours des deux dernières décennies. Sanders rappelle que le contractualisme rawlsien est, au mieux, une méthodologie incapable en soi de justifier la coercition politique et, au pire, une rationalisation idéologique de l'État redistributeur et contrôleur dont nous sommes affublés. L'impossible contrat social La critique la plus éclairante du contractualisme est celle du grand économiste et philosophe politique Anthony de Jasay[3], dans son article intitulé "Self-Contradictory Contractarianism". Le contractualisme, soutient de Jasay, est antinomique, logiquement contradictoire: si le contrat social est indispensable parce que les individus ne tiennent pas leurs promesses dans l'état de nature, pourquoi alors respecteraient-ils ce contrat-là? Ou bien les gens ont généralement intérêt à exécuter leurs contrats, et un grand contrat social est inutile; ou bien, l'intérêt personnel les pousse à violer leurs promesses, et le contrat social est impossible. Impossible ou extrêmement dangereux. En effet, une fois l'État souverain créé par le contrat social, qu'est- ce qui l'incitera à se cantonner dans son rôle de police du contrat? Le dilemme de l'état de nature revient au galop avec, cette fois-ci, la confrontation entre un Léviathan tout-puissant et une population désarmée[4]. Le raisonnement aurait dû nous persuader, avant que l'expérience ne nous l'apprenne, que le plus fort des deux l'emportera forcément. Poussé, pour ainsi dire, dans ses derniers retranchements, le contractualisme tente un retour dans l'article intéressant et révélateur de Jonathan Wolff (professeur de philosophie à University College, Londres). Reprenant le problème à la lumière non pas de l'impossible contrat social unanime, mais d'un contrat conclu parmi "la classe des gens raisonnables", l'auteur argue que l'État l'emporte alors sur l'anarchie. En sacrifiant l'unanimité, Wolff sauve le contrat, mais on peut lui objecter que celui-ci n'a plus rien de social. En ont été arbitrairement exclus les gens qu'il définit comme non-raisonnables, c'est-à-dire ceux qui ne partagent pas la conception rawlsienne de la justice sociale. De plus, on doit envisager l'éventualité que le contrat créant l'État ait plutôt été conclu par une classe d'individus non-raisonnables, à savoir les brutes qui, durant la plus grande partie de l'histoire humaine, ont monopolisé la force étatique. Les articles présentés dans cet ouvrage collectif atteignent un niveau théorique élevé, à l'instar des débats qui, depuis quelques décennies, agitent les milieux universitaires anglo-saxons. Les implications pratiques de ce débat intellectuel se manifestent dans une profonde fracture, encore occultée en France mais de plus en plus visible aux États-Unis, entre les gens qui font confiance à l'État (et qui sont souvent du bon côté du guichet) d'une part et, d'autre part, ceux qui contestent sa légitimité, parfois violemment. Avec la percolation de ces nouvelles idées dans la culture populaire, est-il permis d'espérer que le 21e siècle ne sera pas du tout celui de l'État? [1] Dont nous avons fait état dans notre article "Sur l'utilité de l'État", Le Figaro-Économie, 5 janvier 1995. [2] Voir aussi, du même auteur, L'anarchie, ça marche!, Belles Lettres, 1992; et notre L'anarcho- capitalisme, PUF (coll. "Que sais-je?"), 1988. [3] Dont, malheureusement, un seul des ouvrages a été traduit en français: Anthony de Jasay, L'État. La logique du pouvoir politique, Paris, Belles Lettres, 1994. [4] À ce sujet, voir notre "Chaos et Anarchie", in Chaos and Society, sous la direction de Alain Albert, Amsterdam, IOS Press, 1995, p. 211-238, reproduit à www.pierrelemieux.org/artchaos.pdf. uploads/Philosophie/ pierre-lemieux-sommes-nous-moralement-tenus-d-obeir-aux-lois.pdf
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- Publié le Jan 19, 2022
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