I Argument pour quelques réhabilitations philosophiques Dans les dialogues de P

I Argument pour quelques réhabilitations philosophiques Dans les dialogues de Platon, Socrate a toujours raison, infailliblement, quel que soit son interlocuteur. Sincèrement, qu’en pensez-vous ? Cette monotonie ne vous fatigue-t-elle pas quelque peu ? Même si vous en êtes agacés, je crains que vous n’hésitiez à l’avouer, éduqués que vous êtes, gens de bonne culture, dans le respect de la philosophie, dont le martyr pre- mier fut Socrate. Les Athéniens n’avaient pas encore ce genre de scrupules « décadents », eux qui, dans leur exaspération, ont administré le poison au sage qui les narguait en prétendant avoir toujours raison. À vrai dire, on peut trouver de rares exceptions : dans le Parménide, par exemple ; mais là Socrate est jeune, nous dit-on, et vraisemblablement encore peu expérimenté dans le débat dialectique. Pour le reste, la règle fonctionne à merveille : Socrate a toujours raison, quel que soit le sujet de la conversa- tion et le partenaire du dialogue. Et quand même la discussion s’enliserait et n’aboutirait à aucune conclusion, c’est toujours Socrate qui a raison de proclamer que la recherche entreprise n’a mené nulle part. Alors, au fond, est-ce vraiment Socrate qui a raison ? Ne serait-ce pas plutôt Platon, lui qui, dans la majorité des cas, semble bien s’identifier au personnage de Socrate ? Copyright © 1998. Presses de l'Universitae Laval. All rights reserved. May not be reproduced in any form without permission from the publisher, except fair uses permitted under U.S. or applicable copyright law. EBSCO Publishing : eBook Academic Collection Trial - printed on 4/16/2013 11:25 PM via UNIVERSIDAD DEL ATLANTICO AN: 272871 ; Cornea, Andrei.; Lorsque Socrate a tort Account: s4976468 2 Lorsque Socrate a tort Quel qu’en soit l’intermédiaire, Socrate ou Platon, c’est bien la philosophie qui l’emporte, du moins une certaine philo- sophie, respectable, essentielle celle-là, et essentialiste : celle que Heidegger nomme onto-théo-logie, incontournable jusqu’à nos jours ou presque, mais néanmoins contestée avec véhémence précisément au cours du siècle qui vient de s’achever. Elle l’em- porte sur des interlocuteurs obscurs, comme Philèbe, Ménon, Euthyphron, Glaucon ou d’autres, plus connus que ceux-là et même célèbres, comme Protagoras et Gorgias, mais aussi sur les modes de pensée courante, sur la mythologie, sur la cité et ses traditions, sur la morale commune et même sur les sophistes avec leur touche incitante de relativisme. Irons-nous jusqu’à dire, à la manière de Nietzsche, que la philosophie a raison de l’esprit, de la liberté et, plus encore, de la vie ? N’allons pas jusque-là ! Mais voilà : les vaincus d’antan de Socrate et de la philosophie ont entre temps pris leur revan- che ; le rationalisme socrato-platonico-aristotélicien et, plus généralement, le rationalisme et l’humanisme qui en découlent ont perdu du terrain et continuent à en perdre de nos jours. Bien sûr, ce n’est pas seulement le rationalisme qui souffre de cette perte de terrain. L’homme en est la première et principale victime, en tant qu’être rationnel et moral (à notre avis, essen- tiellement différent de la nature), l’homme, capable de prati- quer librement le bien, de chercher la vérité et d’en assumer les conséquences. Or, la victoire de Socrate en son temps, dans ses dialo- gues, de par son exigence dévastatrice et décisive, n’a-t elle pas eu sa part de responsabilité quant à la virulence de cette inquié- tante revanche ? Était-elle l’expression d’une conviction inté- rieure, d’un choix librement assumé par son interlocuteur ? Le véritable retour des exclus auquel nous assistons aujourd’hui n’a-t-il pas été stimulé, pour une part au moins, par un triom- phe obtenu jadis un peu hâtivement, imposé plutôt par une certaine technique dialectique, qui cependant ne serait pas exempte de fissures ? Plus encore, n’est-ce pas une incapacité à assimiler des idées divergentes des siennes qui, à un moment donné, aurait pu rendre la philosophie classique vulnérable à l’agressivité de Copyright © 1998. Presses de l'Universitae Laval. All rights reserved. May not be reproduced in any form without permission from the publisher, except fair uses permitted under U.S. or applicable copyright law. EBSCO Publishing : eBook Academic Collection Trial - printed on 4/16/2013 11:25 PM via UNIVERSIDAD DEL ATLANTICO AN: 272871 ; Cornea, Andrei.; Lorsque Socrate a tort Account: s4976468 I. Argument pour quelques réhabilitations philosophiques 3 certaines de ces idées ? Longtemps déconsidérées, celles-ci se seraient alors constituées en un corps d’armée cohérent et com- batif. L’ironie de Socrate, punie en son temps par la cigüe, a été sanctionnée chez ses descendants d’une manière beaucoup plus subtile, par des traités et des dénonciations académiques de tout éloignement du « politiquement correct » ! Voilà pourquoi il me semble bienvenu de proposer ici quelques exercices de « réhabilitation » des refusés de la philoso- phie platonicienne par la médiation de quelques personnages secondaires des dialogues, face auxquels Socrate, semble-t-il, avait toujours raison. L’ancien humanisme socratique est aujourd’hui – après Nietzsche, Wittgenstein, Derrida, Foucault et tant d’autres – tombé en ruine. Néanmoins il est encore temps de construire un autre humanisme – soit-il plus modeste, défensif plutôt mais plus solide peut-être, un « humanisme secondaire » – mais à condition de se poser la question pre- mière : où se trouve donc l’origine des erreurs anciennes qu’il faut en quelque sorte expier ? Quo numine laeso – quels sont donc les dieux qui, autrefois irrités par la philosophie socrati- que, se sont entre temps vengés d’elle, mais aussi, me semble- t-il, de l’être humain dans son intégrité ? Seule, la réponse à cette question nous permettrait, à mon sens, de repartir la tête haute et de faire comprendre au monde actuel (contemporain du terrorisme de masse, de la manipulation génétique et de la vulgarité du « chat » sur le Net) ceci : Socrate, si irritant pût-il être dans ses prétentions à avoir toujours et irréfutablement raison (une raison assez fra- gile somme toute), n’est tout de même pas mort inutilement. Voyons donc ce qui se passe lorsque Socrate a tort… Copyright © 1998. Presses de l'Universitae Laval. All rights reserved. May not be reproduced in any form without permission from the publisher, except fair uses permitted under U.S. or applicable copyright law. EBSCO Publishing : eBook Academic Collection Trial - printed on 4/16/2013 11:25 PM via UNIVERSIDAD DEL ATLANTICO AN: 272871 ; Cornea, Andrei.; Lorsque Socrate a tort Account: s4976468 This page intentionally left blank Copyright © 1998. Presses de l'Universitae Laval. All rights reserved. May not be reproduced in any form without permission from the publisher, except fair uses permitted under U.S. or applicable copyright law. EBSCO Publishing : eBook Academic Collection Trial - printed on 4/16/2013 11:25 PM via UNIVERSIDAD DEL ATLANTICO AN: 272871 ; Cornea, Andrei.; Lorsque Socrate a tort Account: s4976468 II L’innocent responsable Mais, après tout, pourquoi Socrate aurait-il toujours ­ raison ? Cette question en provoque une autre essentielle : qu’est-ce qu’avoir raison ? Avant tout, écartons une confusion persistant dans le langage courant : « Avoir raison » et « dire vrai » ne sont pas la même chose : affirmer « X a raison » ne signifie pas « le dis- cours d’X est vrai ». Ce que l’on appelle proposition de fait peut être vrai ou faux puisque la vérité, comme le disaient les scolas- tiques, est l’accord entre le fait et la pensée (adaequatio rei et intellectus). Par contre, ce que l’on appelle proposition normative, exprimant valeurs et appréciations, ne peut pas être considéré entrant dans les catégories « vrai » ou « faux » : les valeurs, les appréciations morales, esthétiques... n’ont pas trait aux « faits », elles ne sont pas in rebus. Affirmer « la pauvreté est un châti- ment divin », « les salaires sont trop bas », « se suicider est un droit », « les chats gris sont beaux »… ne signifie pas énoncer des propositions vraies ou fausses, mais uniquement proposer des évaluations éthiques, religieuses, politiques, esthétiques... Il peut être dit à juste raison que les propositions de fait (A) sont vraies (« le triangle isocèle a deux angles égaux » ou « l’action est égale à la réaction ») ou fausses (« les chats gris sont des oiseaux ») ; mais dire que les propositions normatives (B) sont vraies ou fausses serait inadéquat. Copyright © 1998. Presses de l'Universitae Laval. All rights reserved. May not be reproduced in any form without permission from the publisher, except fair uses permitted under U.S. or applicable copyright law. EBSCO Publishing : eBook Academic Collection Trial - printed on 4/16/2013 11:25 PM via UNIVERSIDAD DEL ATLANTICO AN: 272871 ; Cornea, Andrei.; Lorsque Socrate a tort Account: s4976468 6 Lorsque Socrate a tort En revanche, il serait tout à fait légitime de déclarer que celui qui émet des propositions de type B a raison ou tort. Peut-on alors dire qu’« avoir raison ou avoir tort » concerne uniquement les propositions normatives ? Ou bien pourrions- nous affirmer que celui qui énonce une proposition de fait (de type A), lui aussi a raison ou tort ? Il nous arrive en uploads/Philosophie/ andrei-lorsque-socrate-a-tort.pdf

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