Jean-René Ladmiral Traduire : théorèmes pour la traduction gallimard 3 LA PROBL
Jean-René Ladmiral Traduire : théorèmes pour la traduction gallimard 3 LA PROBLÉMATIQUE DE L’OBJECTION PRÉJUDICIELLE 1. Le problème 1.1. La philosophie de Fobjection Singulièrement, quand il s’agit de traduction, la réflexion commence d’abord par s’interroger sur la possibilité même de cette pratique qu’elle prend pour objet; bien plus, la tendance lourdement prédominante est de conclure à l’impossibilité théorique de traduire! C ’est là un paradoxe bien étrange et, semble-t-il, tout à fait propre à la traduction. Imagine-t-on une autre activité humaine comparable par son importance, son étendue, sa pérennité, voir nier son existence en droit, au mépris des réalités quotidiennement constatables en fait? Démontrera- t-on, par exemple, qu’il nous est impossible de marcher? A vrai dire, il s’est bien trouvé, à ce que l’on rapporte, certains philosophes anciens pour nier le mouvement (et, par là, le fait qu’on pût marcher). On connaît le paradoxe d’Achille et de la tortue : dans l’instant où, d’un bond, Achille atteint le point où se trouvait la tortue, celle-ci vient de se transporter un peu plus loin, et Achille doit faire un nouveau bond pour la rattraper, mais encore une fois elle aura avancé, et ainsi de suite à l’infini. Voilà pourquoi Achille, « immobile à grands pas », ne rattrapera jamais le plus lent des animaux. Tel est l’un des quatre arguments de Zénon d’Elée contre la possibilité du mouvement : sophisme intellectuellement scanda- 85 leux ou, plutôt, un peu risible. En fait, ce paradoxe n’est pas une absurdité pure et simple, c’est un raisonnement par l’absurde qui prend son sens dans le cadre d ’une controverse philoso phique sur le mouvement, elle-même subordonnée à une discussion métaphysique plus fondamentale où l’éléatisme prend parti pour l’Etre contre le Devenir, pour la pensée contre les sens. Sur cette dispute d'écoles philosophiques, il n’y a pas lieu ici de s’étendre plus longtemps; elle prend seulement pour nous valeur d’indice, à plusieurs titres. D ’abord, à bien y regarder, l’argument de Zénon ne fait que rendre plus éclatante encore la même contradiction entre théorie et pratique, entre les possibilités du discours et les réalités du monde, entre la pensée et l’action, à laquelle on se trouve confronté à propos de la traduction — tout en donnant à cette contradiction, à cette « absurdité », des lettres de noblesse littéraires et métaphysiques par la référence à la tradition philosophique de l’Antiquité. Dans l’un et l’autre cas, l’esprit semble éprouver un malin plaisir à se prendre au piège de son propre discours. Le théoricien s’enferme dans une prison de purs concepts et il se coupe de la pratique dont il entend traiter. S’agissant ici d’une réflexion sur les problèmes de la traduction, on a affaire en l’occurrence à ce que nous appelons la problé matique de l ’ objection préjudicielle (cf. sup., p. 76). « Avant » même de pratiquer la traduction, on préjuge de sa possibilité, en tranchant par la négative, comme le faisait Zénon pour le mouvement. Il y a beaucoup de similitude entre les deux problèmes. L’objection préjudicielle est une sorte d’éléatisme tendant à démontrer l’impossibilité du mouvement traduisant. Dans les deux cas, la contradiction est fondamentale : comment (et pourquoi!) prouver que quelque chose est impossible? Ne faut-il pas avoir alors défini ce quelque chose, en s’appuyant sur les réalités auxquelles il renvoie? Or, qui peut le plus peut le moins, et ce qui est de l’ordre du réel à sa place dans l’empire des possibles, a fortiori. Comment parler sérieusement de la traduction — fût-ce pour dire qu’elle est impraticable — sans l’avoir, précisément, pratiquée? Il faut avoir sans doute des raisons bien importantes pour 86 qu’en posant que la traduction est impossible, on ose ainsi braver la logique et le bon sens. Tant en ce qui concerne l’objection préjudicielle à la traduction que l’argument de Zénon contre le mouvement, c’est là l’indice qu’ils sont l’écho d’autre chose : de tels raisonnements renvoient en fait à des problématiques autres et plus générales, qui n’apparaissent pas directement comme telles mais qui commandent l’argumenta tion mise en œuvre. Ainsi, les paradoxes de Zénon ne sont pas intelligibles en eux-mêmes, ils ne sont que des conséquences dérivées, des corollaires découlant de la philosophie de l’Etre professée par les Eléates. De même, la problématique de l’objection préjudicielle ne renvoie pas seulement, ni même sans doute principalement, aux difficultés de la traduction, qui sont réelles; elle n’est que le contre-coup d’une attitude intellectuelle d’ensemble, elle a sa place assignée dans le cadre d’un champ idéologique qui lui donne son sens et l’explique. 1.2. La traduction impossible? Au reste, l’objection préjudicielle ne date pas d’hier. C’est un très vieux débat, en effet, de savoir si la traduction est possible Il y a là toute une tradition intellectuelle, et celui qu’on s’accorde généralement pour considérer comme le spécialiste français reconnu en matière de théorie de la traduction, Georges Mounin, s’est fait l’écho de ce débat traditionnel. Dans son premier livre de « traductologue », joliment intitulé Les belles infidèles (G. Mounin, 1955), il accumule témoignages et cita tions dont il a fait une ample moisson tout au long de l’histoire littéraire. Ce petit volume est épuisé depuis fort longtemps et il est bien regrettable qu’il ne soit pas réédité. Son écriture littéraire ne doit pas faire illusion : on y trouve l’essentiel des thèmes fondamentaux que G. Mounin développera ensuite dans ses travaux ultérieurs. Pour notre part, nous sommes enclin à y voir en fait son meilleur livre et à le préférer à ses Problèmes théoriques de la traduction (G. Mounin, 1963); c’est en tout cas un petit livre extrêmement suggestif, par lequel doit commencer toute bibliographie sur la traduction. Le fait qu’il soit épuisé nous a amené à multiplier les citations et à tenter au maximum 87 d’en restituer la substance. Ainsi la critique que nous faisons ici des arguments qu’il expose devient-elle parfois prétexte à les exposer, pour compenser en quelque sorte l’absence du livre. La présente étude se développe donc à partir de Georges Mounin, à la fois dans la mesure où il paraît juste de « partir » de ses travaux, c’est-à-dire de commencer par eux, mais aussi d’aller au-delà... D’entrée de jeu, et en quelque sorte « tout simplement », il pose la question qui va présider à toute son argumentation et dominer l’ensemble du livre : La traduction est-elle possible? (c’est le titre de son premier chapitre). D ’emblée, le problème se pose dans les termes d’un divorce entre ceux qu’il appelle les « théoriciens de l’impossibilité » et la réalité effective d’une pratique traduisante séculaire. Cette contradiction fondamentale, déjà notée, qui met en œuvre une dialectique boiteuse du possible (ou, plutôt, de l’impossible) et du réel correspond en fait à une forme de division du travail, critiquable comme telle. Ce ne sont pas les mêmes personnages qui théorisent (l’impossibilité) et qui traduisent; il y a ceux qui parlent et ceux qui font. Ce clivage est particulièrement net en traduction. La plèbe, voire le prolétariat des traducteurs « sur le terrain » est maintenu à l’écart de la contemplation théorique. Cette dernière est l’apanage d’une aristocratie de linguistes qui philosophent sur la traduction, dont ils n’ont pas la pratique (1) — soit pour expliquer ce qu’il faut faire, soit justement pour démontrer au contraire qu’on ne peut rien faire de bien bon...! Il existe toute une « longue tradition qui veut que traduire soit impossible » (G. Mounin, 1955, p. 8). Il se produit toujours de nouvelles moutures d’une seule et même théorie de 1 ’ « intra- ductibilité », plus ou moins modifiée au fil des siècles, et le (1) Personnellement, l’auteur de ces lignes a pris le parti — et le « pari » — de récuser cette dichotomie inepte et d’être à la fois théoricien et praticien de la traduction (cf. sup.. pp. 7 sqq., 18 et inf, p. 216 sqq.). Nous récusons de même le clivage, tout aussi élitaire, qui met ¡'aristocratie des préfaciers et commentateurs au-dessus des traducteurs qu’ils parasitent et voudraient voir cantonnés dans le rôle de domestiques muets et anonymes.. moindre paradoxe n’est pas que l’existence depuis toujours de traducteurs qui traduisent reste « à peu près sans influence contre cette théorie » (ibid., p. 7). Et pourtant, avant toute théorie, il a bien fallu de tout temps qu’on traduisît. La traduction est une activité humaine universelle, dans le temps comme dans l’espace ; elle a été nécessaire à toutes les époques et le mythe de la Tour de Babel donne aussi la mesure de son ancienneté (cf. sup., p. 11 sq.). Disons, pour filer en quelque sorte la métaphore des « belles infidèles » proposée par G. Mounin, que le métier de traducteur est bel et bien l’un des plus vieux métiers du monde... 1.3. La traduction contradictoire... Cette ancienneté même est significative; c’est elle qui fait problème. Comment se fait-il qu’autant de bons esprits, dont certains ont été eux-mêmes traducteurs à l’occasion (même s’ils semblent l’oublier en se faisant théoriciens), aient comme délibérément ignoré les uploads/Philosophie/ traduire-jean-rene-ladmiral.pdf
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- Publié le Fev 15, 2021
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