Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences rel

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses Résumé des conférences et travaux 124 | 2017 2015-2016 Exégèse et théologie de l’Islam shiʼite Histoire de l’histoire de la sagesse en islam Mathieu Terrier Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/asr/1652 DOI : 10.4000/asr.1652 ISSN : 1969-6329 Éditeur Publications de l’École Pratique des Hautes Études Édition imprimée Date de publication : 1 septembre 2017 Pagination : 363-372 ISSN : 0183-7478 Référence électronique Mathieu Terrier, « Histoire de l’histoire de la sagesse en islam », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses [En ligne], 124 | 2017, mis en ligne le 04 juillet 2017, consulté le 06 juillet 2021. URL : http://journals.openedition.org/asr/1652 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/asr.1652 Tous droits réservés : EPHE Annuaire EPHE, Sciences religieuses, t. 124 (2015-2016) Exégèse et théologie de l’islam shiʼite Mathieu Terrier Chargé de conférences Histoire de l’histoire de la sagesse en islam C e cycle de conférences propose d’étudier l’histoire d’un genre littéraire et d’une représentation mentale en terre d’islam. Le genre littéraire de l’« his- toire des sages » (ta’rīkh al-ḥukamā’) ou de l’« histoire des philosophes » (ta’rīkh al-falāsifa), prolongement et mutation des bio-doxographies de l’Antiquité tardive, apparaît avec le mouvement de traduction gréco-arabe (viiie-ixe siècles) ; il accom- pagne tous les développements de la philosophie en islam, de l’âge d’or de la falsafa à Bagdad (xe-xiie siècles) à la renaissance philosophique en Iran safavide (xviie) en passant par la falsafa d’al-Andalus (xie-xiie) et le mouvement « illuminationiste » (ishrāqī) initié par Suhrawardī (m. 587/1191). À travers ce genre se forme et se transforme une représentation philosophique et théologique, celle de la sagesse et du sage, mais aussi de l’histoire dans laquelle ils s’inscrivent, une histoire où le profane s’enchevêtre au sacré. L’histoire du genre « histoire de la sagesse » en islam reflète l’évolution de cette représentation. C’est à cette « histoire de l’his- toire » que nos recherches sont consacrées. I. Problématique de la recherche Les premiers traducteurs du grec en arabe avaient rendu le mot philosophia alter- nativement par le calque falsafa, signant l’origine étrangère de la notion, et par le mot arabe ḥikma, « sagesse », un terme coranique chargé de sens théologique. Dans le Coran, la sagesse est d’abord un attribut de Dieu au même titre que la bonté, la puissance ou la science ; elle est ensuite un don que Dieu fait descendre avec son livre, dont il qualifie les prophètes (David en II, 251 et XXXVIII, 20 ; Jésus en III, 48 ; V, 110 et XLIII, 63) et tout homme de son choix, comme Luqmān (XXXI, 12). « Le Sage » (al-ḥakīm) est l’un des « plus beaux noms » de Dieu, avec les sens de « juste » et de « savant ». Le prophète enseigne la sagesse mais Dieu seul est à pro- prement parler « le Sage » (II, 129). Le problème est donc le suivant : si la sagesse est un attribut éternel de Dieu, comment s’est-elle dispensée dans le temps, à des peuples, dans des langues et en des lieux différents, sans cesser d’être une ? Si Dieu est le Sage au sens absolu, quel est le statut ontologique de l’homme ayant reçu la Sagesse et comment se conjoint-il à son être historique ? Si Dieu « donne Résumés des conférences (2015-2016) 364 la sagesse à qui Il veut », l’a-t-il donnée à ces Grecs appelés « sages » (ḥukamā’) ou « philosophes » (falāsifa) ? La philosophie grecque peut-elle alors prendre place dans une histoire humaine et sainte de la ḥikma, justifiant ainsi son exis- tence dans la civilisation de l’islam, mais aussi dans la pensée historiosophique et eschatologique de l’islam ? Le problème de l’historicité et de la pluralité de la sagesse n’a pas été traité en tant que tel par les grands représentants de la philosophie islamique, essentiel- lement préoccupés de questions métaphysiques. Il a été pris en charge dans ces ouvrages d’histoire des sages ou des philosophes – auxquels s’ajoutent le plus sou- vent les médecins (aṭibbā’) –, des ouvrages s’adressant à un lectorat d’« honnêtes hommes » et non de spécialistes, des ouvrages dont les auteurs font rarement pro- fession de penser par eux-mêmes, mais se limitent apparemment à rapporter les pensées des autres. Certains philosophes, souvent marginaux, incluent aussi des éléments d’histoire de la sagesse dans des traités polémiques et apologétiques. Sous le titre d’« histoire de la sagesse », nous réunissons donc des ouvrages pouvant appartenir à des registres aussi divers que l’anthologie gnomique, la chro- nique universelle, l’épître philosophique, le catalogue bibliographique ou le traité hérésiographique. Tous partagent une même matière d’information, héritée de l’An- tiquité tardive, sur les anciens sages et l’apparition des sciences ; ils s’empruntent les uns aux autres et forment ensemble un véritable écheveau de données plus ou moins historiques ou légendaires, objectives ou orientées. Tous traitent, sans tou- jours le théoriser, le problème de l’historicité et de la pluralité de la sagesse. Tous sont conscients de l’enjeu : l’intégration ou l’exclusion des « sciences étrangères » ou « anciennes », à commencer par la philosophie grecque, et, à travers elles, de la pluralité culturelle, linguistique et même religieuse, dans la civilisation de l’islam. Jusqu’à présent, ces ouvrages n’ont été étudiés que d’un point de vue philolo- gique, comme des sources d’informations, et non d’un point de vue philosophique, comme des œuvres de la pensée. Nous procédons à ce renversement de perspec- tive en partant de l’hypothèse de travail que ces textes ne sont pas seulement des témoins, mais des acteurs de l’histoire intellectuelle de l’islam, en ce qu’ils déve- loppent une réflexion, absente de la falsafa comme de la théologie du kalām, sur l’universalité de la science, de la religion et de la sagesse philosophique. Moham- med Arkoun soulignait l’intérêt d’étudier l’histoire de la pensée arabe à travers l’examen de ces grandes histoires de la falsafa ou de la ḥikma : « Une étude appro- fondie de toutes ces sources devrait s’attacher à montrer comment une représenta- tion de l’histoire de la sagesse s’est peu à peu imposée, enrichie ou, au contraire, appauvrie1 ». Nous faisons nôtre ce programme en mettant à l’étude une ving- taine d’« histoires de la sagesse » rédigées sur près de dix siècles, dont sept ont été abordées cette année. Pour chaque ouvrage, nous proposons une présentation de 1. M. Arkoun, L’humanisme arabe au ive/xe siècle. Miskawayh, philosophe et historien, Paris 1982, p. 29, n. 2. Voir aussi l’article séminal pour notre recherche de J. JoliveT, « L’idée de la sagesse et sa fonction dans la philosophie des ive et ve siècles (H.) », dans id., Perspectives médiévales et arabes, Paris 2006, p. 237-263. Mathieu Terrier 365 l’auteur et de ses sources ; une analyse du plan permettant de dégager son orien- tation doctrinale ; plusieurs extraits traduits et commentés. Pour comparer ces ouvrages, nous nous attachons à repérer les procédés d’har- monisation ou d’opposition entre philosophie(s) et dogme(s) religieux, ainsi que la présence ou l’absence de schèmes historiographiques comme le progrès ou la décadence. La récurrence de certains personnages, discours et récits nous permet d’apprécier les changements de points de vue sous la continuité des sujets. Dans cette perspective, les informations forgées, leur processus de fabrication et leur intentionnalité, n’ont pas moins d’intérêt pour nous que les informations véridiques et leurs voies de transmission ; s’il faut bien sûr les distinguer, les unes et les autres participent ensemble du même processus de représentation. Suivant le principe de charité intellectuelle consistant à accorder le maximum de rationalité au discours humain, même et surtout quand il paraît aberrant, nous cherchons dans chaque ouvrage une proposition d’un sens de l’histoire de la sagesse. II. Naissance de l’histoire de la sagesse en islam Le premier ouvrage du genre, Les raretés des philosophes et des sages (Nawādir al-falāsifa wa l-ḥukamā’) de Ḥunayn b. Isḥāq al-‘Ibādī (m. 260/873), ne nous est parvenu que par un résumé intitulé Sentences des philosophes (Ᾱdāb al-falāsifa)2. L’auteur était un Arabe chrétien nestorien lié par son origine et sa formation à trois cultures : arabe, byzantine et perse. Il fut le maître artisan du mouvement de tra- duction gréco-arabe – souvent via le syriaque – sous le calife ‘abbasside al-Ma’mūn (r. 198/813-218/833). Son ouvrage est plus une anthologie gnomique qu’une his- toire des sages, les données biographiques en étant presque absentes. Des Grecs comme Pythagore, Socrate, Platon et Aristote y côtoient Hermès, la figure arabe légendaire de Luqmān et Salomon. Les textes cousus ensemble proviennent sans doute de sources byzantines tardives contenant, à côté des enseignements bibliques et patristiques, des citations des anciens Grecs. Ḥunayn paraît avoir conçu ce florilège comme un traité d’éthique, un manuel de savoir-vivre philosophique. Son introduction, comprenant une description des pratiques et des lieux de réunion des anciens sages, ainsi qu’une taxinomie des écoles philosophiques grecques, propose un regard anthropologique sur la sagesse antique comme fait spirituel total, intellectuel et religieux, théorique et pratique. En témoigne l’extrait suivant : [On raconte uploads/Philosophie/ asr-1652 1 .pdf

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