L’ Éloge des mathématiques d’Alain Badiou ou le fantasme d’une théorie absolue
L’ Éloge des mathématiques d’Alain Badiou ou le fantasme d’une théorie absolue Pierre Schapira∗ 31 octobre 2016 Ainsi qu’il l’annonce dans son ouvrage 1, Alain Badiou fait l’ Éloge des mathématiques. Louable entreprise et tout mathématicien ne peut que se réjouir de cet éloge, à moins bien sûr qu’il ait mauvais esprit. Et ce d’autant plus que Badiou étend son éloge aux mathématiciens ce qui, soit dit en passant, est une tout autre affaire. À la lecture de ce titre, on peut se demander : pourquoi un éloge des mathématiques? En ont-elles besoin? Il faut se méfier des hommages qui ne sont souvent que prétexte à parler de soi ou à faire passer des idées étrangères au sujet. Et à la lecture du livre se pose une autre question : pourquoi un éloge des mathématiciens? De l’éloge à la flatterie, il n’y a qu’un pas. L’ambition de ce texte est de mettre en évidence l’incompréhension qu’a Badiou de ce que sont vraiment les mathématiques, sa méconnaissance des mathématiques et du monde des mathématiciens, et de dénoncer l’usage qu’il fait de la théorie des ensembles dans des contextes où celle-ci n’a rien à faire. Que sont les mathématiques? Les mathématiques sont-elles une suite d’énoncés logiques, un langage formel, comme le soutient la philosophie analytique, ou bien le langage universel de la Nature et des Idées, vi- sion platonicienne revendiquée par Badiou? Cette antinomie anime un débat toujours actuel. Je crois que quiconque pratique les mathématiques éprouve une relation presque physique avec cette discipline, il s’agit d’un monde vivant, qui existe indépendamment de nous et que l’on crée à la fois. Dans la recherche, l’intuition est première et la logique (la vérification) est seconde. Malheureusement, si Badiou prétend défendre ce point de vue, une bonne partie de son livre dit le contraire. Pour lui, un énoncé mathématique est juste ou faux « Et si la démonstration est fausse, on le lui dira. » (page 30), ce que personne ne conteste, mais là ∗Sorbonne Universités, UPMC Paris 6, Institut de Mathématiques de Jussieu. Adresse electronique pierre.schapira@imj-prg.fr. url : http ://webusers.imj-prg.fr/~pierre.schapira/ 1. Alain Badiou avec Gilles Haéri, Éloge des mathématiques, Paris, Flammarion, 2015. Dans ce livre, Alain Badiou répond à une série de questions posées par Gilles Haéri. Note pour la suite : les références dans le texte ne comportant que l’indication de la page renvoient à cet Éloge. 1 n’est pas le problème. D’ailleurs il y a eu dans l’histoire des énoncés faux qui se sont ré- vélés fertiles et il ne faut pas oublier que l’écrasante majorité des articles publiés, sans être radicalement faux, contiennent leur quota d’erreurs. Badiou, parce qu’il fréquente les mathématiques en amateur éclairé et qu’il ne prétend pas les faire progresser, ne peut répondre à la question essentielle : qu’est-ce qui fait qu’un énoncé mathématique est intéressant ou non? Qu’est-ce qui différencie un énoncé formel d’un énoncé porteur de sens, d’idées nouvelles, de concepts nouveaux, etc. La même question se pose dans d’autres domaines, comme l’art, et la réponse n’est pas évidente. S’il est bien sûr nécessaire qu’un texte mathématique soit essentiellement juste, cette problématique du vrai et du faux est très secondaire et n’apporte rien à la compréhension de ce que sont les mathématiques. Il semble malheureusement que le grand public, y compris sa composante la plus édu- quée, n’ait aucune idée de la réponse. Je ne peux qu’approuver Badiou lorsqu’il écrit « Les mathématiques [...] devraient [...] faire partie intégrante de notre culture générale » (page17). On rencontre en effet des gens qui seront scandalisés si vous ne connaissez pas la différence entre art gothique et art roman mais qui eux ne savent pas la différence entre un nombre ra- tionnel et un nombre irrationnel. D’ailleurs, qui, hormis les mathématiciens, sait ce qu’est un nombre rationnel? La plupart des non-scientifiques réduisent les mathématiques à la théorie des nombres et un peu de géométrie plane. C’est une vision archaïque qui ne correspond en rien à la pratique quotidienne des chercheurs de cette discipline. Quel est l’objet des mathématiques, de quoi parlent-elles? Je défends la thèse que les concepts mathématiques ne diffèrent pas fondamentalement des concepts philosophiques, ni même des idées du quotidien. Cela ne veut pas dire que les mathématiques valident l’intuition ordinaire, c’est même souvent le contraire comme on le voit par exemple avec la notion d’infini. Les mathématiques traitent dans un langage spécifique, celui de la théorie des ensembles (dite axiomatique ZFC, pour Zermelo, Fraenkel et l’axiome du choix) 2, de très nombreuses questions de tous les jours et de très nombreux sujets. Si chaque sujet a ses axiomes, son style et ses théorèmes, il est en général extrêmement fécond de construire des ponts entre différents sujets, ce que l’on traduit en langage des catégories par « trouver des équivalences de catégories ». La symétrie miroir de la théorie des cordes (en physique), dans sa traduction mathématique par Maxim Kontsevich, en est un exemple remarquable. Au début de leur histoire, les mathématiques s’identifient à la théorie des nombres et à la géométrie Euclidienne classique. On a maintenant une vision assez claire de ce que sont les nombres entiers et leurs opérations, l’addition, la multiplication, le nombre 0 et le nombre 1, autant de choses évidentes aujourd’hui mais qui ne l’ont pas toujours été. On sait depuis Euclide ce qu’est un nombre premier et qu’il en existe une infinité, ce qui présuppose d’avoir une notion (vague) de l’infini. On sait depuis 1993-95, avec Andrew Wiles, que le «théorème de Fermat» est effectivement un théorème. Cela n’épuise pas le sujet de la théorie des nombres qui est en fait inépuisable (en un sens précis) comme l’a démontré Kurt Gödel. Mais à coté de la théorie des nombres, il y a la topologie, la géométrie algébrique, la théo- rie des équations aux dérivées partielles, les systèmes dynamiques, les probabilités, la théorie 2. Pour une présentation de cette théorie, voir le livre classique Jean-Louis Krivine, Théorie des ensembles, Paris, Cassini, 1998. 2 des groupes, la physique mathématique, la combinatoire, etc. Chacune de ces théories traite de familles de concepts d’un certain type, certains concepts plus fondamentaux apparaissant presque partout et bien sûr ces théories ne sont pas étanches et interagissent les unes avec les autres. Donnons quelques exemples. — (i) Comment les choses (les ondes, les maladies, les idées) se propagent-elles? Les mathématiciens étudient la propagation des ondes (D’Alembert) et la propagation des fluides (Navier-Stokes), et leurs travaux sont indispensables à l’industrie aéoronau- tique. Et la propagation des idées? Nulle trace de l’équation des ondes ni de modèles mathématiques épidémiologiques dans l’essai de Dan Sperber 3 ou d’autres ouvrages du même type, et c’est peut-être dommage. — (ii) Une autre notion essentielle en mathématiques comme dans bien d’autres do- maines, est celle de local/global. Localement, on peut assimiler la surface de la terre à un plan, mais ce n’est pas possible globalement. Sur un plan, on a une notion d’angle orienté, mais ce n’est plus vrai sur la bande de Moëbius. De tels exemples sont légion. Trouver des obstructions qui empêchent de passer du local au global et, inversement, construire des objets qui n’ont pas d’existence locale mais seulement globale, c’est le travail quotidien de beaucoup de mathématiciens. — (iii) Un dernier concept : la dualité. Ce concept d’essence philosophique traverse aussi toutes les mathématiques et la physique. On rencontre la dualité des espaces vectoriels de dimension finie en Licence et on la rencontre ensuite en théorie des groupes, en topologie algébrique (Poincaré), en théorie des faisceaux, etc. La symétrie miroir est une forme de dualité, de même que le lemme de Yoneda en théorie des catégories. L’espace de phase des physiciens est le lieu de la dualité observateur/observé et le principe d’incertitude de Heisenberg nous dit essentiellement que l’on ne peut pas être local simultanément sur un espace et sur son dual. On le voit, les mathématiques ne sont pas loin de la philosophie. Badiou veut faire entrer la philosophie et les mathématiques à l’école, dès le plus jeune âge, dès la maternelle (page 125). Il pense (page 116) que « [...] tout le monde [...] devrait acquérir avant vingt ans une connaissance étendue des mathématiques modernes [...] ». Ce «tout le monde» est à la fois quelque peu optimiste et terriblement dirigiste. Les mathématiques sont-elles la seule manière d’appréhender le monde? On peut en douter. Rendons cependant justice à Badiou sur un point : il est l’un des rares philosophes à défendre l’idée que les mathématiques sont partie prenante de la culture et aussi l’un des rares pour qui cette discipline ne s’arrête pas à Euclide ou Leibniz. 4 Du rôle du mathématicien et de la communauté des mathématiciens Gilles Deleuze a écrit « [...] la philosophie est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts. » 5. Mais fabriquer des concepts, c’est aussi le rôle du mathématicien, c’est 3. La Contagion des Idées, Paris, Odile Jacob, 1996 4. Pour une épistémologie des mathématiques contemporaines, voir l’excellent livre de Fernando Zalamea Synthetic Philosophy of Contemporary Mathematics, New uploads/Philosophie/ badiou 1 .pdf
Documents similaires
-
22
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 08, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1121MB