Beckett, un écrivain devant Dieu Jean Onimus Avant-Propos L'itinéraire Le malhe

Beckett, un écrivain devant Dieu Jean Onimus Avant-Propos L'itinéraire Le malheur de la conscience Dieu? Conclusion AVANT-PROPOS Que reste-t-il de l'homme quand il ne lui reste que l'existence ? Tout a disparu: famille, pays, projets, travail, soucis; l'art n'a plus de sens, le journal est vide, il n'y a plus d'avenir, rien à faire, personne. Que reste-t-il quand on a tout perdu fors l'existence? Des mots, une plainte, un regard... Mots incohérents, ultime preuve qu'on est là: quelqu'un parle. Des mots... La divagation dernière, juste avant le silence, des halètements, des larmes, le soliloque déchaîné de l'angoisse... Mais à quoi bon prêter l'oreille à cela? Est-ce encore un homme qui parle? Cet être qui ne sait où il est, qui il est, d'où il vient, au corps paralysé, réduit à une bouche baveuse, le regard fou, tout tremblant; incapable d'aimer, d'admirer, de croire, même de raisonner... Un homme? Ce déchet dans une poubelle, cette chenille dans la boue, ce tas de hardes dans un fossé! Non, plus un homme: une chose. Mais cette chose parle! Ce qu'elle dit n'a pas de sens: un mélange délirant de rires et de rages. Mais elle parle. Quand tout est perdu, il reste la Parole. Elle se dresse toute seule aux frontières du néant, ultime témoignage de présence humaine et, si jamais elle s'arrêtait, alors il n'y aurait vraiment plus rien... Mais encore, que signifient ces mots d'agonisant? Quel intérêt, pour nous gens actifs, occupés à vivre, que peuvent nous apprendre l'ignorance, l'hébétude, l'apathie, la cachexie mentale? Quel rapport entre ce délire de moribonds et les paroles utiles de chaque jour? Qu'est-ce qui pèse le plus lourd? L'existence riche, épanouie... ou l'existence dénuée? La vie des gens normaux ou celle qu'investit de si près la mort? Où donc est le sérieux? Où la lucidité ? De quel côté la profondeur? Par une surprenante inversion, aux approches du néant, la divagation d'un clochard paralytique ou d'un cul-de-jatte abruti se rapproche de l'essentiel - de ce qu'on ne dit pas, de ce qu'il est inconvenant de dire. C'est qu'elle dit l'existence; le fait d'être là pour mourir. C'est le dépouillement de la tragédie. Il faut avoir tout perdu de ce qui n'est pas essentiel pour voir la vérité de la vie qui est en effet ignorance, angoisse et finitude. Voilà le thème de Beckett. Si un Heidegger, par exemple, est allé aussi loin que lui dans la description de cette vérité, personne n'osa comme lui faire parler l'existence: un infra-langage celui de tous les jours, mais tel qu'on ne l'avait jamais reloué. Une langue informe, à peine une parole, l'insignifiance portée à la puissance du tragique. On comprend que Beckett exaspère les esprits positifs qui comptent sur les instruments de la psychologie et de la sociologie pour construire l'homme heureux, l'homme sans anxiété de la "grande civilisation ". On comprend qu'il soit méprisé des marxistes qui font confiance à l'Histoire, proclament leur foi en l'homme et honnissent quiconque prétend dévoiler son aliénation ontologique (cf. ME, p. 159); qu'il déconcerte les chrétiens pour qui la créature humaine est à l'image de Dieu et qui refusent de se reconnaître dans des larves souillées de boue, des clochards séniles, des hébétés cruels. Pourtant cette oeuvre inclassable, qui échappe à tous les humanismes - que l'existentialisme même, parce qu'il est un humanisme, hésite à récupérer -, cette oeuvre atroce a une résonance profondément humaine. Il suffit d'observer la violence des réactions qu'elle suscite: elle trouble, elle blesse même si profondément que nous en avons presque peur et que certains la rejettent pour n'avoir pas à l'affronter. Si elle a trouvé pareil écho c'est sans doute qu'elle correspond à quelque chose de permanent et d'universel. Des publics de tous pays se sont montrés sensibles à ses mythes, à ses figures, à ses thèmes, comme si ces mythes, ces figures et ces thèmes étaient obscurément attendus, reconnus et spontanément adoptés. Et cela à l'époque où l'humanité s'apprête à créer son confort, à organiser rationnellement la vie et à conquérir le cosmos! C'est que Beckett, par-delà les espoirs qui font illusion et les idéologies rassurantes, derrière les structures de l'ordre et de la raison, dévoile quelque chose d'authentique. C'est un homme qui a eu le courage d'aller jusqu'au bout. Très rares sont les artistes qui osent aller jusqu'au bout; on craint l'insignifiance de l'excès, la fatigue du cynisme, on stylise, on s'évade, on " arrange ". Le regard bleu et glacial de Beckett ne se laisse pas divertir: il soutient la vue du réel. Une telle lucidité fascine. Ce regard impitoyable nous montre le spectacle après le spectacle; quand on a fini de (fini de travailler, fini d'aimer, fini de croire, fini d'espérer), quand les feux trompeurs se sont éteints sur la scène. Se manifeste alors un mélange de répugnance et de consentement: l'instinct de conservation pousse à la révolte, à l'indignation: on quitte la salle pour aller respirer... Mais en même temps comment ne pas s'avouer ce dont on était déjà secrètement convaincu? C'est-à-dire la vacuité dont on est fait, dont sont faites toutes choses... Beckett focalise l'attention sur ce qu'il faut bien appeler le Terrible ou le Néant et qui se situe au centre de l'existence consciente. Les questions qu'il pose, qu'il nous force à nous poser, ne relèvent ni de l'arrêter. Je ne peux pas l'empêcher de me déchirer. Ce ne sont pas les questions d'un malade ou d'un anormal. Ce sont celles d'un homme authentique, c'est-à-dire d'un chercheur d'absolu: " Il n'y a plus de questions je n'en connais plus. Elle sort de moi, elle me remplit, elle clame contre mes murs, elle n'est pas la mienne, je ne peux pas l'arrêter, Je ne peux pas l'empêcher, de me déchirer, de me secouer, de m'assiéger... Je n'ai pas de voix et je dois parler, c'est tout ce que je sais " (IN, p 40) Cette Question fait d'un homme une conscience. La plupart d'entre nous tâchent de ne pas s'apercevoir qu'ils existent: y penser n'est-ce pas déjà tomber dans la névrose? Névrose qui nous constitue en tant qu'hommes! Paradoxalement les fantômes de Beckett existent plus que la masse des hommes sans anxiété. Pourquoi? Tout simplement parce qu'ils interrogent, parce qu'ils sont interrogation et qu'ils ne sont que cela. Or cette Question n'est-ce pas celle à laquelle tentent de répondre les philosophies et les religions? Beckett ne ressasse-t-il pas sur un mode particulièrement provocant le thème métaphysique ou mystique bien connu? Disons d'abord que cet homme n'est ni un philosophe ni un moraliste (ME, p. 138). Il est impossible de tirer de son oeuvre un système ou une règle de vie: c'est un poète, un artiste, un créateur de mythes. Mais, précisément parce qu'il est un créateur, il peut encore s'acharner de façon neuve et personnelle sur un seuil qu'ont tenté de franchir tous les philosophes et tous les croyants. Il peut le faire sans tomber dans la banalité et en allant peut-être plus loin que les autres. Sa métaphysique n'a pas d'âge puisqu'elle n'existe pas; ce qu'il y a, par contre, chez lui c'est le parti pris de s'ouvrir à ce qu'il appelle le "gâchis"; de le laisser pénétrer tel quel dans son champ de conscience et de lui donner autant qu'il est possible la parole. Il se contente de dire; il fait passer dans les mots, les gestes, les plaintes, une réalité brute que ses exégètes auront beau jeu ensuite d'interpréter à leur façon, de calibrer à la mesure de leurs catégories. Le discours de Beckett n'est pas une philosophie: c'est, saisie au plus bas niveau, à son premier balbutiement, l'expérience fondamentale: celle d'une conscience coincée entre l'impossibilité de rien savoir sur l'existence et l'impossibilité de ne pas exister. Ce balbutiement des origines a un effet foudroyant: il détruit instantanément les décors de la culture et laisse pour un instant la lumière pénétrer l'abîme. La folie de Beckett n'est que la maladie de la lucidité dont les symptômes sont déjà inscrits dans les consciences les plus saines; la condamner comme régressive et morbide, ce serait condamner les hommes à ne pas être ce qu'ils sont, leur interdire cette quête d'eux-mêmes qui, une fois commencée, peut mener si loin. La pire erreur cependant serait de tirer de Beckett une sorte de plaidoyer en faveur de l'absolu. C'est son absence plutôt qu'il proclame, avec toutes les conséquences qui en résultent: un univers désarticulé, un monde cruel où se traînent des hommes dont l'absence de l'essentiel a fait des fantômes. Ce monde déserté est-il encore vivable? A cette question Beckett ne répond pas. Il ne s'aventure pas au-delà des larmes, des halètements et des cris. Dans cette direction cependant on peut se demander s'il n'est pas allé plus loin que personne n'avait osé ou su le faire avant lui. L'ITINÉRAIRE Les origines Samuel Beckett (né à Dublin en 1906) a reçu de sa famille, qui était de religion protestante dans un pays catholique - et donc doublement puritaine - une intense formation religieuse. Il fut, selon l'expression de Harold Hobson, élevé uploads/Philosophie/ beckett-un-ecrivain-devant-dieu-jean-onimus 1 .pdf

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