Henri Bergson, La pensée et le mouvant Essais et conférences. 98 La pensée et l
Henri Bergson, La pensée et le mouvant Essais et conférences. 98 La pensée et le mouvant Essais et conférences. VI Introduction à la métaphysique 1 Retour à la table des matières Si l'on compare entre elles les définitions de la métaphysique et les conceptions de l'absolu, on s'aperçoit que les philosophes s'accordent, en dépit de leurs divergences apparentes, à distinguer deux manières profondément différentes de connaître une chose. La première implique qu'on tourne autour de cette chose ; la seconde, qu'on entre en elle. La première dépend du point 1 Cet essai a paru dans la Revue de métaphysique et de morale en 1903, Depuis cette époque, nous avons été amené à préciser davantage la signification des termes métaphysi- que et science. On est libre de donner aux mots le sens qu'on veut, quand on prend soin de le définir : rien n'empêcherait d'appeler « science » ou « philosophie » comme on l'a fait pendant longtemps, toute espèce de connaissance. On pourrait même, comme nous le disions plus haut (p. 43), englober le tout dans la métaphysique. Néanmoins, il est incon- testable que la connaissance appuie dans une direction bien définie quand elle dispose son objet en vue de la mesure, et qu'elle marche dans une direction différente, inverse même, quand elle se dégage de toute arrière-pensée de relation et de comparaison pour sympathiser avec la réalité. Nous avons montré que la première méthode convenait à l'étude de la matière et la seconde à celle de l'esprit, qu'il y a d'ailleurs empiètement réci- proque des deux objets l'un sur l'autre et que les deux méthodes doivent s'entraider. Dans le premier cas, on a affaire au temps spatialisé et à l'espace ; dans le second, à la durée réelle. Il nous a paru de plus en plus utile, pour la clarté des idées, d'appeler « scientifi- que » la première connaissance, et « métaphysique » la seconde. C'est alors au compte de la métaphysique que nous porterons cette « philosophie de la science » ou « métaphysi- que de la science » qui habite l'esprit des grands savants, qui est immanente à leur science et qui en est souvent l'invisible inspiratrice. Dans le présent article, nous la laissions encore au compte de la science, parce qu'elle a été pratiquée, en fait, par des chercheurs qu'on s'accorde généralement à appeler « savants » plutôt que t métaphysiciens s (voir, ci- dessus, les p. 33 à 45). Il ne faut pas oublier, d'autre part, que le présent essai a été écrit à une époque où le criticisme de Kant et le dogmatisme de ses successeurs étaient assez généralement admis, sinon comme conclusion, au moins comme point de départ de la spéculation philoso- phique. Henri Bergson, La pensée et le mouvant Essais et conférences. 99 de vue où l'on se place et des symboles par lesquels on s'exprime. La seconde ne se prend d'aucun point de vue et ne s'appuie sur aucun symbole. De la première connaissance on dira qu'elle s'arrête au relatif; de la seconde, là où elle est possible, qu'elle atteint l'absolu. Soit, par exemple, le mouvement d'un objet dans l'espace. Je le perçois différemment selon le point de vue, mobile ou immobile, d'où je le regarde. Je l'exprime différemment, selon le système d'axes ou de points de repère auquel je le rapporte, c'est-à-dire selon les symboles par lesquels je le traduis. Et je l'appelle relatif pour cette double raison : dans un cas comme dans l'autre, je me place en dehors de l'objet lui-même. Quand je parle d'un mouvement absolu, c'est que j'attribue au mobile un intérieur et comme des états d'âme, c'est aussi que je sympathise avec les états et que je m'insère en eux par un effort d'imagination. Alors, selon que l'objet sera mobile ou immobile, selon qu'il adoptera un mouvement ou un autre mouvement, je n'éprouverai pas la même chose 1. Et ce que j'éprouverai ne dépendra ni du point de vue que je pourrais adopter sur l'objet, puisque je serai dans l'objet lui-même, ni des symboles par lesquels je pourrais le traduire, puisque j'aurai renoncé à toute traduction pour posséder l'original. Bref, le mouvement ne sera plus saisi du dehors et, en quelque sorte, de chez moi, mais du dedans, en lui, en soi. Je tiendrai un absolu. Soit encore un personnage de roman dont on me raconte les aventures. Le romancier pourra multiplier les traits de caractère, faire parler et agir son héros autant qu'il lui plaira : tout cela ne vaudra pas le sentiment simple et indivisible que j'éprouverais si je coïncidais un instant avec le personnage lui- même. Alors, comme de la source, me paraîtraient couler naturellement les actions, les gestes et les paroles. Ce ne seraient plus là des accidents s'ajoutant à l'idée que je me faisais du personnage, enrichissant toujours et toujours cette idée sans arriver à la compléter jamais. Le personnage me serait donné tout d'un coup dans son intégralité, et les mille incidents qui le manifestent, au lieu de s'ajouter à l'idée et de l'enrichir, me sembleraient au contraire alors se détacher d'elle, sans pourtant en épuiser ou en appauvrir l'essence. Tout ce qu'on me raconte de la personne me fournit autant de points de vue sur elle. Tous les traits qui me la décrivent, et qui ne peuvent me la faire connaître que par autant de comparaisons avec des personnes ou des choses que je connais déjà, sont des signes par lesquels on l'exprime plus ou moins symboliquement. Symboles et points de vue me placent donc en dehors d'elle ; ils ne me livrent d'elle que ce qui lui est commun avec d'autres et ne lui appartient pas en propre. Mais ce qui est proprement elle, ce qui constitue son essence, ne saurait s'apercevoir du dehors, étant intérieur par définition, ni s'exprimer par des symboles, étant incommensurable avec toute autre chose. Description, histoire et analyse me laissent ici dans le relatif. Seule, la coïncidence avec la personne même me donnerait l'absolu. C'est en ce sens, et en ce sens seulement, qu'absolu est synonyme de per- fection. Toutes les photographies d'une ville prises de tous les points de vue possibles auront beau se compléter indéfiniment les unes les autres, elles 1 Est-il besoin de dire que nous ne proposons nullement ici un moyen de reconnaître si un mouvement est absolu ou s'il ne l’est pas ? Nous définissons simplement ce qu'on a dans l'esprit quand on parle d'un mouvement absolu, au sens métaphysique du mot. Henri Bergson, La pensée et le mouvant Essais et conférences. 100 n'équivaudront point à cet exemplaire en relief qui est la ville où l'on se promène. Toutes les traductions d'un poème dans toutes les langues possibles auront beau ajouter des nuances aux nuances et, par une espèce de retouche mutuelle, en se corrigeant l'une l'autre, donner une image de plus en plus fidèle du poème qu'elles traduisent, jamais elles ne rendront le sens intérieur de l'original. Une représentation prise d'un certain point de vue, une traduction faite avec certains symboles, restent toujours imparfaites en comparaison de l'objet sur lequel la vue a été prise ou que les symboles cherchent à exprimer. Mais l'absolu est parfait en ce qu'il est parfaitement ce qu'il est. C'est pour la même raison, sans doute, qu'on a souvent identifié ensemble l'absolu et l'infini. Si je veux communiquer à celui qui ne sait pas le grec l'impression simple que me laisse un vers d'Homère, je donnerai la traduction du vers, puis je commenterai ma traduction, puis je développerai mon com- mentaire, et d'explication en explication je me rapprocherai de plus en plus de ce que je veux exprimer ; mais je n'y arriverai jamais. Quand vous levez le bras, vous accomplissez un mouvement dont vous avez intérieurement, la perception simple ; mais extérieurement, pour moi qui le regarde, votre bras passe par un point, puis par un autre point, et entre ces deux points il y aura d'autres points encore, de sorte que, si je commence à compter, l'opération se poursuivra sans fin. Vu du dedans, un absolu est donc chose simple ; mais envisagé du dehors, c'est-à-dire relativement à autre chose, il devient, par rapport à ces signes qui l'expriment, la pièce d'or dont on n'aura jamais fini de rendre la monnaie. Or, ce qui se prête en même temps à une appréhension indivisible et à une énumération inépuisable est, par définition même, un infini. Il suit de là qu'un absolu ne saurait être donné que dans une intuition, tandis que tout le reste relève de l'analyse. Nous appelons ici intuition la sympathie par laquelle on se transporte à l'intérieur d'un objet pour coïncider avec ce qu'il a d'unique et par conséquent d'inexprimable. Au contraire, l'analyse est l'opération qui ramène l'objet à des éléments déjà connus, c'est-à- dire communs à cet objet et à d'autres. Analyser consiste donc à exprimer une chose en fonction de ce qui n'est pas elle. Toute analyse est ainsi une traduction, un développement en symboles, une représentation prise de points de vue successifs d'où uploads/Philosophie/ bergson-introduction-a-la-me-taphysique.pdf
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- Publié le Dec 23, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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