Anarchisme social ou anarchisme mode de vie Un abîme infranchissable Murray Boo
Anarchisme social ou anarchisme mode de vie Un abîme infranchissable Murray Bookchin Table des matières CHAPITRE PREMIER : ANARCHISME SOCIALISTE OU ANARCHISME LIFESTYLE 3 CHAPITRE DEUX : ANARCHISME INDIVIDUALISTE ET RÉACTION 6 CHAPITRE TROISIÈME : AUTONOMIE OU LIBERTÉ ? 9 CHAPITRE QUATRIÈME : L’ANARCHISME EN TANT QUE CHAOS 14 2 CHAPITRE PREMIER : ANARCHISME SOCIALISTE OU ANARCHISME LIFESTYLE Depuis environ de deux siècles, l’anarchisme, un corps très œcuménique d’idées antiautoritaires, s’est déve- loppé dans la tension entre deux tendances fondamentalement contradictoires : un engagement personnaliste1 pour l’autonomie individuelle, et un engagement social pour la liberté sociale. Ces tendances n’ont, en aucun cas, été réconciliées dans l’histoire de la pensée libertaire. En effet, durant la majeure partie du siècle dernier, elles ont simplement coexisté au sein de l’anarchisme, tel un credo minimal d’opposition à l’État plutôt que comme un credo maximal articulant la forme de la nouvelle société devant être créée à sa place. Ce qui ne veut pas dire que les différentes écoles de l’anarchisme n’ont pas recommandé des formes spécifiques d’organisation sociale, bien qu’elles soient souvent nettement en désaccord entre elles. Cependant, l’anarchisme a, dans son ensemble, essentiellement avancé ce que Berlin Isaiah appela « la liberté négative », c’est-à-dire, une « liberté formelle de », plutôt qu’une « liberté positive vers ». En effet, l’anarchisme a souvent célébré son engagement dans la liberté négative comme preuve de son propre pluralisme, de sa tolérance idéologique, ou de sa créativité, voire même, comme l’ont avancé plus d’un post-moderniste, de son incohérence. L’échec de l’anarchisme à résoudre cette tension, à articuler le rapport entre l’individu et le collectif, et à énoncer les circonstances historiques qui rendraient possible une société anarchiste, donne naissance à des problèmes dans la pensée anarchiste qui restent non-résolus à ce jour. Pierre-Joseph Proudhon, plus que n’importe quel anarchiste de son époque, essaya de donner une image relativement concrète d’une société libertaire. Fondée sur les contrats, principalement entre de petits producteurs, des coopératives, et des communes, la vision de Proudhon reflétait l’artisanat provincial dans lequel il naquit. Mais sa tentative de mêler une notion de la liberté patronale, souvent patriarcale, à des arrangements sociaux contractuels manquait de profondeur. Les artisans, les coopératives et les communes liées entre elles par des termes contractuels bourgeois d’équité ou de justice, plutôt que par des termes communistes de capacité et de besoin, reflètent le parti pris de l’artisan pour l’autonomie individuelle, laissant n’importe quel engagement moral à un collectif dont la définition ne dépasse pas les bonnes intentions de ses membres. En effet, la célèbre déclaration de Proudhon selon laquelle « quiconque met la main sur moi pour me gouverner est un usurpateur et un tyran ; je le déclare mon ennemi2 » penche fortement vers une liberté personnaliste et négative qui éclipse son opposition à des institutions sociales oppressives ainsi que la vision de la société anarchiste qu’il imaginait. Sa déclaration se mêle facilement à celle, distinctement individualiste, de William Godwin : « il n’y a qu’un pouvoir auquel je puisse obéir sincèrement, celui de la décision de mon propre entende- ment, ce que me dicte ma propre conscience3 ». L’appel de Godwin à ”l’autorité” de son propre entendement et de sa conscience, tout comme la condamnation par Proudhon de la ”main” qui menace de restreindre sa liberté, donna à l’anarchisme une poussé énormément individualiste. Quelqu’irrésistibles que puissent être ces déclarations (elles ont gagné, aux Etats-Unis, l’admiration consi- dérable de la droite soi-disant libertaire, plus précisément propriétarienne,4 et de ses défenseurs de “la libre” 1 : Note du traducteur (NdT) : dans le texte original, l’auteur emploie le terme personalistic. 2 : NdT : extraite des Confessions d’un révolutionnaires, au chapitre Nature et destination du gouvernement. 3 : NdT : “There is but one power to which I can yield a heart-felt obedience, the decision of my own understanding, the dictate of my own conscience.”, William Godwin, An Enquiry Concerning the Principles of Political Justice and Its Influence on General Virtue and Happiness, 4ème édition, deux volumes, livre III, chapitre III. 4 : NdT : l’auteur fait ici référence aux ultralibéraux se réclamant de l’anarchisme, ceux que l’on nomme en français les libertariens. En anglais, le terme libertarian (libertaire) a été récupéré par ces ultralibéraux afin de se donner une nouvelle image ; d’où la création du néologisme français libertarien pour ne pas créer de confusion. Afin de se différencier des anarchistes, ils s’appellent parfois proprietarian anarchists, le terme proprietarian étant une fois de plus un néologisme (ici traduit par propriétarien). 3 entreprise), elles révèlent un anarchisme en désaccord avec lui-même. Au contraire, Michel Bakounine et Pierre Kropotkine défendaient principalement des vues collectivistes (dans le cas de Kropotkine, elles étaient expli- citement communistes). Bakounine soulignait la priorité du social sur l’individu. La société, comme il l’écrit lui-même, « antidate et survit en même temps à chaque individu, respectant à tout égard la Nature même. Elle est éternelle comme la Nature, ou plutôt, étant né sur notre Terre, elle durera aussi longtemps que la Terre. Une révolte radicale contre la société serait ainsi tout aussi impossible pour l’homme qu’une révolte contre la Nature, la société humaine n’étant rien d’autre que la dernière grande manifestation ou création de la Nature sur Terre. Et un individu qui voudrait se rebeller contre la société […] s’empalerait sur l’existence réelle. »5 Bakounine exprima souvent son opposition à la tendance individualiste au sein du libéralisme et de l’anar- chisme en accentuant d’une manière polémique considérable. Bien que la société “ait une dette vis-à-vis des individus”, a-t-il écrit dans une déclaration relativement légère, la formation de l’individu est sociale : « même l’individu le plus minable de notre présente société ne pourrait exister et se développer sans les efforts sociaux cumulatifs de générations innombrables. Ainsi, l’individu, sa liberté et sa raison sont le produit de la société, et non le contraire : la société n’est pas le produit des individus qu’elle comprend ; plus l’individu est élevé, pleinement développé, plus sa liberté est grande, et plus il est le produit de la société, plus il reçoit de la société et plus sa dette envers elle est grande. »6 Kropotkine a, pour sa part, conservé cet accent collectiviste avec une cohérence remarquable. Dans ce qui est probablement son travail le plus lu7, son article “Anarchisme” de l’Encyclopaedia Britannica, Kropotkine place distinctement les conceptions économiques de l’anarchisme à la “gauche” de “tous les socialismes”, appelant à l’abolition radicale de la propriété privée et de l’État dans « l’esprit de l’initiative locale et personnelle, et de la fédération libre allant du simple au composé, au lieu de la hiérarchie actuelle allant du centre à la périphérie. » En effet, les travaux de Kropotkine sur l’éthique comportent une critique nourrie des tentatives libérales d’opposer l’individu à la société ; en fait, de subordonner la société à l’individu ou à l’unique. Il suit carrément et volontairement la tradition socialiste. Son communisme libertaire, fondé sur les avancées technologiques et la productivité en plein essor, devient une idéologie libertaire prédominante dans les années 1890, renvoyant fermement à des notions collectivistes de distribution reposant sur l’équité. Les anarchistes, « d’accord en cela avec la plupart des socialistes », souligne Kropotkine, reconnaissent le besoin de « périodes d’évolution accélérée appelées révolutions », produisant finalement une société fondée sur les fédérations de « chaque canton ou commune de groupes locaux de producteurs et de consommateurs. »8 Avec l’émergence du syndicalisme anarchiste et du communisme libertaire à la fin du XIX e et au début du XX e siècle, le besoin de mettre un terme à la tension entre les tendances individualistes et collectivistes devint essentiellement une simple discussion. L’individualisme anarchiste était largement marginalisé par les mouvements de masses des travailleurs socialistes, dont la plupart des anarchistes ne se considéraient eux- mêmes que comme l’aile gauche. À une époque de bouleversement social fulminant, marquée par le soulèvement d’un mouvement massif de la classe ouvrière qui culmina dans les années 1930 et la Révolution d’Espagne, les syndicalistes et les communistes anarchistes, tout comme les marxistes, considéraient que l’individualisme anarchiste était d’un exotisme petit-bourgeois. Ils le critiquaient souvent directement comme une indulgence bourgeoise, bien plus ancré dans le libéralisme que dans l’anarchisme. L’époque autorisait à peine les individualistes à ignorer, au nom de leur « qualité d’unique », le besoin de formes d’organisation révolutionnaires énergiques ayant des programmes cohérents et indiscutables. Loin d’être indulgents avec la métaphysique de Max Stirner du moi et de son « l’unique », les activistes anarchistes avaient besoin d’une littérature théorique, discursive et proposant un programme, besoin comblé par, entre autres, La Conquête du Pain de Kropotkine (1892), El organismo económico de la revolución de Diego Abad 5 : Note de l’Auteur (NdA) : The Political Philosophy of Bakunin, G. P. Maximoff editor (Glencoe, Ill. : Free Press, 1953), p. 144 6 : NdA : Political Philosophy of Bakunin, p. 158. 7 : NdT : Cet article n’est disponible qu’en anglais. Pour des lecteurs francophones, l’ouvrage le plus lu de Kropotkine est La Conquête du Pain. uploads/Philosophie/ bookchin-anarchisme-social-ou-anarchisme-mode-de-vie.pdf
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- Publié le Apv 12, 2022
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