Études de lettres 4 | 2014 Dans le labyrinthe de la pensée Continuité et virtua
Études de lettres 4 | 2014 Dans le labyrinthe de la pensée Continuité et virtualité chez Deleuze Arnaud Villani Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/edl/1107 DOI : 10.4000/edl.1107 ISSN : 2296-5084 Éditeur Université de Lausanne Édition imprimée Date de publication : 15 décembre 2014 Pagination : 77-94 ISBN : 978-2-940331-36-9 ISSN : 0014-2026 Référence électronique Arnaud Villani, « Continuité et virtualité chez Deleuze », Études de lettres [En ligne], 4 | 2014, mis en ligne le 15 décembre 2017, consulté le 19 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/edl/ 1107 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edl.1107 © Études de lettres CONTINUITÉ ET VIRTUALITÉ CHEZ DELEUZE Le fil qui joint la virtualité chez Bergson et chez Deleuze ne doit pas occulter le problème essentiel qui apparaît alors : le lien foncier entre la virtualité et la notion de continuité. Aussitôt, cette continuité se présente comme continuité de la pensée qui « fait bloc ». Et, pour l’historien de la philosophie, ce problème nous ramène, de façon d’abord étrange, au lien entre la métaphysique, à condition de la penser comme imma- nente, et la continuité virtuelle. Ce qui veut dire, un pas plus loin, que l’une des plus lointaines pensées de la Philosophie, à savoir l'aphoristique héraclitéenne, s'invite dans le débat contemporain sur la possibilité d’une métaphysique immanente, autrement dit, qui « laisse couler les flux » et les mène jusqu’au plus haut point dont ils sont capables. Un grand philosophe est un penseur qui pense non pas seulement du nouveau, mais aussi de nouveau. Que signifie « penser de nouveau » ? Par exemple, Bergson est un grand philosophe parce qu’il pense le mouve- ment et non les formes arrêtées. On peut le dire également ainsi : c’est un grand, ou un vrai philosophe, parce qu’il considère le temps comme porteur non de décadence mais de mûrissement. Le grand philosophe déplace nécessairement le point de vue de la philosophie, et sur la phi- losophie. En même temps, le philosophe qui a la force et la lucidité, sur certains points cruciaux, de « penser de nouveau », peut, sur d’autres points, rester en retrait, apparaître comme « emprunté ». Deleuze – qui, dans son rapport à Bergson est dans la position que décrit Nietzsche : « Un philosophe lance une flèche, un autre la ramasse et la lance plus loin » – peut manifester sa différence de pensée dans la façon dont le virtuel s’entrecroise d’une manière précise avec l’actuel dans la construction du plan de consistance. Ce n’est pas en effet qu’il « préfère » le virtuel à l’actuel, ou qu’il condamne l’actualisation (que pourrions-nous penser s’il n’existait pas de formes actuelles, et comment 78 ÉTUDES DE LETTRES pourrions-nous penser, n’étant que des flux ectoplasmiques ?), mais il est contraint d’accentuer le virtuel, à proportion de son statut le plus souvent négligé. Mais, comme chez Bergson, le souci du virtuel s’inter- prète selon un souci plus englobant, celui du mouvement continu dont il est condition. On se souvient que La pensée et le mouvant multipliait les références à cette continuité : « Tout mouvement [est] absolument indivisible » 1 ; « c’est toujours d’un bond que le trajet est parcouru » 2 ; « la mélodie continue de notre vie intérieure » 3. Bergson plaisantait sur ce « roulis et tangage » 4 en continu du réel, que bien des gens ne supportent pas. Et il insistait : « les perceptions antérieures restent solidaires des per- ceptions actuelles » 5, donnant l’image d’une « immense nappe solide » 6. Les hypothèses de la « ligne flexueuse » 7, ainsi que les très plotiniennes « condescendance » 8 et « distension » 9 doivent être considérées comme mises en scène de la continuité. Rencontrer chez Deleuze les formules suivantes : « La pensée revendique seulement le mouvement qui peut être porté à l’infini » (40/41) ou : « Le concept n’a pas d’autre objet que l’in- séparabilité des composantes par lesquelles il passe et repasse » (28/29) ne reviendra pas à confirmer une ressemblance entre les deux penseurs, mais leur différence. Le lien deleuzien entre virtualité et continuité est assuré par la théorie du chaos comme pur virtuel. Suivons l’opération complexe qui consiste à installer, entre transcendance et chaos, la consistance d’un « plan ». « Le plan est troué », disent Deleuze et Guattari, il laisse remonter soit la transcendance, soit le chaos (52/54). D’autre part, les plans sont mul- tiples pour la raison qu’« aucun n’embrasserait tout le chaos sans y retom- ber, et que chacun ne retient que des mouvements qui se laissent plier ensemble » (51/53). On voit que la continuité qui caractérise le plan doit constamment déjouer le risque de se laisser gagner par la transcendance, comme « le système le plus clos a encore un fil qui monte vers le virtuel » 1. H. Bergson, La pensée et le mouvant, p. 158. 2. Ibid., p. 159. 3. Ibid., p. 166. 4. Ibid., p. 167. 5. Ibid., p. 175. 6. Ibid., p. 208. 7. Ibid., p. 264. 8. Ibid., p. 279. 9. Ibid., p. 275. CONTINUITÉ ET VIRTUALITÉ 79 (116/122), sa ligne de fuite, son fil d’araignée. Découvrir les stratégies et le type d’entrecroisement désajusté d’une continuité dans laquelle circule, vibre partout la virtualité, tel est le défi. Le virtuel n’est plus […] chaotique, mais virtualité devenue consistante, entité qui se forme sur un plan d’immanence qui coupe le chaos (147/156). Deleuze retrouve l’exigence empédocléenne du noûs en posant un « crible » philosophique qui « sélectionne des mouvements infinis de la pensée et se meuble de concepts formés comme des particules consis- tantes allant aussi vite que la pensée » (112/118). Ce qui est tout à fait révélateur de la méthode de « précision minutieuse » qui permet à Deleuze d’inventer par l’effet d’un œil plus aigu, ce sont les multiples opérations des plans de consistance. Tout d’abord, le ravaudage : « le plan d’immanence ne cesse de tisser, gigantesque navette » (41/42). Mais, plus que tissage, c’est un compactage de type quilt, car les bords ne correspondent pas comme en un puzzle : Les concepts sont des touts fragmentaires qui ne s’ajustent pas […] mais résonnent (38/39). Qu’est-ce, très précisément, que cette résonance ? Un écho de la « symphonie par contrepoints » de Von Uexküll (175/186). Ainsi la tique est un plan à elle seule en radoubant l’acide butyrique, un endroit glabre de la peau, le sang chaud des mammifères, la lumière qui attire en haut d’un arbuste, la pesanteur qui fait tomber sur le mammifère, et les dix- huit ans de sa patience. Quelle cacophonie, quel triomphe de l’hétéro- gène, quelle pataphysique, quel monde roussellien ! Hölderlin n’aurait pas renié ce type de discordance concertante. Dès lors s’entend un autre caractère, le « survol absolu » où revient une intuition de Ruyer qu’Yves Barel saura aussi exploiter. Tel est l’événement qui « survole tout vécu non moins que tout état de chose » (37/38). Ce qu’approfondit la réfé- rence à Néofinalisme de Ruyer : « […] état de survol sans distance, à ras de terre, auto-survol auquel n’échappe aucun gouffre, aucun pli ni hia- tus […], une forme consistante absolue […] sans transcendance […], qui reste coprésente à toutes ses déterminations […], les parcourt à vitesse infinie, sans vitesse-limite, et [en fait] des variations inséparables […] à équipotentialité sans confusion » (198/210-211). 80 ÉTUDES DE LETTRES Toute la série des caractères du plan de consistance s’explique donc par l’étrange pouvoir d’un continuum sans intervention de la transcen- dance, à la manière d’une « synthèse immanente ». Car il faut rappro- cher sans identifier, avoisiner sans filiation, assembler sans convenance, établir des échos sans assimiler, superposer des « entre-temps » (149/158). Deviennent non seulement clairs, mais inévitables, la finesse des pro- cessus et les inversions biaisées de ce qui ne cesse d’échapper aux véri- fications d’identité. Ainsi, on va chercher « le point […] à l’infini qui précède [la] différenciation », « zone d’indétermination » (164/174). On va faire jouer les « raccordements sur horizon » (88/93), le « feuilletage » (51/53), « le point de coïncidence, de condensation et d’accumulation des composantes » (25/25), « le [parcours immédiat] des composantes » (137/144), les « rétroactions, connexions, proliférations, dans la fracta- lisation de l’infinité infiniment repliée » (41/43), bref la qualité « syn- tagmatique, connective, vicinale, consistante » (87/92) du concept avec ses « variations inséparables qui passent par des zones d’indécidabilité » (137/144) parcourues à vitesse infinie. Il est essentiel d’apprécier ce qu’apporte à la philosophie une telle stratégie. Louons Deleuze d’avoir, encore plus précisément que Bergson, Klee ou Bacon, réintroduit dans la pensée la force du virtuel. Alors que l’effort noétique le plus précoce, celui d’Héraclite chez les Grecs, celui de Lao Tseu chez les Chinois, celui du mythe dans les sociétés tradition- nelles, n’a pas encore rompu avec le virtuel, la pensée que Deleuze résume par l’expression « l’image classique de la pensée » (DR, ch. 3 notamment), semble tout en avoir oublié. Ou plutôt, quand uploads/Philosophie/ continuite-et-virtualite-chez-deleuze.pdf
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- Publié le Jul 03, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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