Pratiques de la philosophie en Tunisie Tahar Ben Guiza Université de Tunis La p

Pratiques de la philosophie en Tunisie Tahar Ben Guiza Université de Tunis La philosophie appartient à la culture. Son actualité, son histoire et ses problèmes sont toujours articulés aux institutions qui la rendent possible et praticable. La reconnaissance de la philosophie comme pratique intellectuelle nécessaire et positive n’a pas toujours été une affaire facile et évidente. Certes, le discours philosophique a pu être reconnu comme expression ultime de la culture dans certains pays occidentaux mais son développement n’a pas été le même sous d’autres cieux. Les historiens de la philosophie semblent être restés prisonniers du modèle de pensée hégélienne qui considère que la philosophie a vécu durant sa période orientale dans un état d’errance et de somnolence et qu’elle ne s’est réveillée de sa divagation qu’avec son retour en Occident.1 Cette manière de considérer l’histoire des idées reste encore dominante aujourd’hui. Il n’y a qu’à consulter les manuels scolaires et les différentes histoires qui se font de la philosophie pour se rendre compte de la minimisation de la « parenthèse » arabe dans le panorama général de la pensée humaine ; le même sort est dédié à la pensée chinoise, indienne ou africaine. Cette vision sectaire de l’histoire de la pensée humaine souffre d’une carence majeure : celle d’occulter la réalité des enjeux autour desquels se forment les positions philosophiques, qu’elles soient rationalistes ou autres, aussi bien en Orient qu’en Occident. Elle ne se soucie pas trop des positions culturelles au sein desquelles se font et se défont les interrogations philosophiques. En effet, la philosophie a une longue histoire en Occident, elle a ses symboles, ses périodes fastes, ses victoires et ses échecs. L’histoire des idées dans le monde arabe et musulman est tout autre. C’est la raison pour laquelle le monde arabe n’a pas encore eu le temps de se réapproprier la philosophie et de la réintégrer dans le champ de ses interrogations intellectuelles. Les problèmes que pose la modernisation de la vie sociale, économique et politique nécessitent l’adoption d’une vision critique capable de renouveler les paradigmes dominants afin d’assurer une ouverture réelle du monde arabe et musulman. Refaire sienne la philosophie est dans ce sens le chemin royal pour réaliser la conversion de ce monde à la modernité. Il pourra ainsi redevenir un partenaire accepté dans la grande discussion qui se tient dans la cité du savoir mondial. En réalité, l’introduction de la philosophie dans le monde arabe a été accompagnée par de grands débats. Des textes grecs, syriaques et sanscrits sont alors traduits en arabe par des traducteurs illustres comme Hunayn Ibn Ishâq, Thabit Ibn Qurra et Ibn Muquaffa’. Ce mouvement de traduction a été en grande partie impulsé par un souverain éclairé, Abdul Allah Al-Ma’mun (septième calife abbasside), fondateur de l’Académie Beît El Hikma construite vers l’an 815. Un nouveau logos voit le jour dans une culture déjà fortement imprégnée par le Kalem (théologie rationnelle), le Fikh (droit religieux) et le Tefsir (exégèse). Au discours religieux s’ajoute une nouvelle rationalité qu’introduit la philosophie. Un nouvel appareillage 1 Leçons sur l’histoire de la philosophie, I, Gallimard, 1954, p.13. intellectuel – la logique – offre à la théologie un outil théorique efficace lui permettant de se repenser elle-même selon de nouveaux critères. Mais le plus important est que le Logos autonome de la philosophie a introduit dans le monde islamique de nouveaux modèles scientifiques comme la géométrie, l’astronomie et la médecine. Du XIVe au XIXe siècle, le monde arabe sombre dans un sommeil dogmatique où la philosophie est interdite et beaucoup de ses livres brûlés. C’est la raison pour laquelle la division historique qui fait du Moyen-Âge occidental une période de décadence et d’enclavement et celle du XVIe et XVIIe, une période de renaissance et d’épanouissement, n’est pas valable pour le monde arabe qui semble encore vivre une histoire déterminée par des paradigmes différents de ceux du monde occidental. 5 L’ignorance de cet état de fait constitue probablement là l’une des raisons essentielles du grand nombre de malentendus qui continuent à diviser l’Orient et l’Occident. Ce dernier part en guerre contre un Orient virtuel qu’il prétend connaître et l’Orient veut être sélectif dans ses choix et s’imagine qu’il est possible d’adopter la technique de l’Occident sans adapter la pensée qui l’a produite ! Ces malentendus sont en réalité le signe d’une absence d’ouverture et de dialogue. Elles sont surtout le résultat d’une minimisation de la pensée de ceux qui ont été un pont entre nos deux mondes tels qu’Ibn Sina (Avicenne), Ibn Maimoun (Maimonide), Ibn Rushd (Averroès), Montesquieu, Voltaire et autres penseurs des Lumières. Les deux grands courants de la pensée arabe contemporaine Du côté oriental, en schématisant un peu, je dirais que deux courants de pensée ont marqué les études philosophiques arabes contemporaines. Le premier courant est celui des conservateurs qui ont développé des recherches surtout dans le domaine de la philosophie islamique. Le deuxième courant est celui des modernistes qui, bien qu’ils soient très différents quant à leur vision du monde, s’accordent à critiquer la métaphysique. I) En réalité, l’intérêt pour la philosophie arabe et islamique ne conduit pas nécessairement au conservatisme et au fidéisme. Cette spécialité nous a donné un grand nombre de salafistes, de soufis et de spiritualistes mais aussi de rationalistes notables.2 Toutefois, c’est un fait patent que la plupart des fidéistes du monde arabo-islamique sont des spécialistes de la pensée islamique. Pour départager les diverses orientations de la pensée islamique, disons que l’on peut y trouver deux tendances : La première est formée par les rationalistes, et spécialement les averroïstes dont certains développent une conception de l’histoire de la philosophie très consciente de la nécessité d’inscrire les questions philosophiques dans la longue durée. Évidemment, cette option de lecture n’est pas opposée à l’analyse méticuleuse des textes que nécessitent la micro-histoire et tout travail de spécialisation. Mais étant donné qu’Ibn Rushd est pratiquement le seul philosophe arabe à avoir eu des adeptes qui ont formé une école occidentale portant son nom, 2 Tels que Chalbi Jmaîl, Farah Antoun, Ibrahim Madkour, Otman Amin, Mustapha Hilmi, Abu Al Ala Afifi, Taoufiq Taouil, Mohamed Abdel Hédi Abou Rida, Abdelrahman Badawi, Ziki Najib Mahmoud, Mahmoud Al Kacem, Mohamed Arkoun, Mohamed Al Abed Al Jabri, Mohamed Al Misbahi, Abdallah Al Aroui, Fathi Triki, Salem Yafout. il est donc logique pour un averroïste3 d’être sensible à l’aspect génétique des idées et à leur intégration dans un processus d’évolution qui tient compte de la migration des concepts et de leur transformation d’un champ culturel à un autre. L’averroïsme latin est donc analysé comme une forme d’ouverture et d’échange porteur de valeurs de dialogue et de circulation du savoir. Mais à côté de ces rationalistes, une nouvelle tendance de la recherche épistémologique s’est développée depuis les années soixante-dix. Elle ne concerne pas seulement la philosophie islamique mais tient compte de la pensée islamique dans son ensemble. Le propre de ces recherches épistémologiques est d’articuler les problématiques de la philosophie arabe et islamique aux recherches scientifiques. Ces études s’inscrivent la plupart du temps dans le cadre des travaux qui se font dans l’histoire des sciences. Ce qui veut dire qu’il ne s’agit pas là d’une démarche strictement réflexive mais d’une analyse qui tient compte de la nature du savoir, des textes, des expériences, des faits historiques ainsi que des valeurs épistémologiques qui sont à la fois à l’origine des œuvres étudiées et des recherches entamées.4Toutefois, quoique ces recherches soient essentielles au renouveau de la pensée arabe, leurs adeptes sont très minoritaires, ils ne bénéficient d’aucun soutien réel de la part des divers pays arabes et ne comptent que sur leur bonne volonté et celle quelquefois des organismes scientifiques des pays occidentaux ! La deuxième orientation prise par les chercheurs dans le domaine de la philosophie islamique est formée par les fidéistes5. Et bien que les thèses soutenues par les uns et les autres soient assez variées, il semble que la plupart d’entre eux utilisent un modèle d’explication du rapport de l’Orient à l’Occident qui rend fragile toute explication rationnelle. En effet, l’une des prémisses essentielles de la lecture fidéiste est celle de considérer la différence entre les cultures et même leur opposition comme une évidence qui ne pose aucun problème. C’est une prémisse de départ et un axiome de base. II) Le second courant dominant dans le monde arabe et musulman dit moderniste concerne en réalité un grand nombre de sensibilités différentes, allant de l’intérêt pour les études herméneutiques6 jusqu’aux écoles positivistes7 et marxistes8 et à la réflexion sur le personnalisme. Ces divers courants s’accordent à faire de la critique de la métaphysique et du fidéisme la cheville ouvrière de leur système. La thèse majeure défendue par la plupart des modernistes arabes est celle de la nécessité de procéder à une coupure totale avec le passé métaphysique et théologique de la culture arabe et de réaliser une relecture ou plutôt une refonte de la tradition arabe afin de se mettre au diapason des exigences de la modernité et réaliser ainsi le saut salvateur vers le bien-être des peuples et leur liberté. 3 uploads/Philosophie/ pratiques-de-la-philosophie-en-tunisie-2013.pdf

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