CULTURE ET TECHNIQUE Author(s): Dominique Bourg Source: Esprit , Novembre 1987,

CULTURE ET TECHNIQUE Author(s): Dominique Bourg Source: Esprit , Novembre 1987, No. 132 (11) (Novembre 1987), pp. 75-87 Published by: Editions Esprit Stable URL: http://www.jstor.com/stable/24272040 JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org. Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at https://about.jstor.org/terms is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Esprit This content downloaded from 82.102.20.175 on Fri, 24 Jul 2020 23:29:57 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms CULTURE ET TECHNIQUE* par Dominique Bourg ** II. L'APOCALYPSE TECHNIQUE Le déclin présumé de la culture est le plus souvent imputé, ne serait-ce que par tiellement, à l'expansion des sciences et des techniques. L'emprise des différents savoirs techniques et scientifiques sur l'université, la disparition de la méditation patiente des textes en quête de la vérité au profit des techniques déconstructrices de lecture, condamnent, selon A. Bloom, la « culture générale ». La science, devenue technique dominatrice, ouvrirait la « Modernité », l'ère de la « barbarie » (M. Henry, p. 77). Plus encore, la culture serait en quelque sorte disqualifiée parce qu'humaine, trop humaine. G. Steiner imagine en effet la découverte de vérités scientifiques «insupportables» (p. 152), révélant des «réalités hors de portée de la compréhension et de l'autorité humaines» (p. 155), pour lesquelles «les modèles culturels ou événementiels passés ne nous seront plus d'aucun secours» (p. 157). L'évolution technique et scientifique serait ainsi assimilable à un procès transcen dant, non rédempteur, et par là-même terrifiant, ne laissant d'autre possibilité qu'une apocalypse prochaine. Heidegger déjà en appelait au dieu qui seul pouvait encore nous sauver. Cette approche des sciences et techniques en termes religieu atteint peut-être son apogée avec le livre de Gilbert Hottois, Le La philosophie à l'épreuve de la technique. Parce qu'« étrangèr et parlante de l'homme » (p. 19), et donc a-humaine, la techniq sous les espèces énigmatiques d'une « transcendance noire ». No instruments transitoires d'un procès cosmique, absolument i humaines : se ferait jour une « techno-évolution » tout aussi a l'évolution des espèces vivantes, à laquelle elle succéderait en d'exposer plus amplement cette conception pour le moins éto inutile de faire un détour par les analyses de Jacques Ellul et han. G. Hottois radicalise en effet l'idée d'un devenir autonom comme l'approche évolutionniste des outils. * Suite du texte paru dans notre numéro d'août-septembre, p. 2 L'âme désarmée. Essai sur le déclin de la culture générale. Julliard, 19 barbarie, Grasset, 1987 ; Gilbert Hottois, Le signe et la technique. A nière, Les fins du monde, Aubier, 1987 ; Pierre Lévy, La machine 1987 ; George Steiner, Dans le château de Barbe-Bleue. Note pour culture, Gallimard, Folio, 1986. ** Professeur de philosophie dans renseignement secondaire. Auteur discours, Cerf, 1985, et d'articles divers. 75 This content downloaded from 82.102.20.175 on Fri, 24 Jul 2020 23:29:57 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms CULTURE ET TECHNIQUE Ellul défend la thèse1' selon laquelle la technique forme un système d'interrelation relativement autonome, ouvert sur le dehors social (p. 89), imposant de plus en plu sa logique à ce dernier, ruinant ou « folklorisant » les médiations symboliques (c p. 43 et s.). Le « système technicien » se compose de sous-systèmes - « système fer roviaire, postal, téléphonique, aérien, système de production et de distribution d l'énergie électrique, processus industriels de production automatisée, systèm urbain, système de défense, etc.» (p. 120) - étroitement dépendants les uns des autres. Interdépendance qui réduit parfois à néant notre latitude à leur égard. Prenons l'exemple de l'informatique, qui n'est pas une technique parmi d'autres mais celle qui permet de régir et de corréler les autres, parachevant ainsi le systèm technicien (p. 105). Son adoption ne ressortit à aucun choix souverain. Elle est re due nécessaire par la complexité même du réseau des techniques. Il est deven impossible de gérer quelque grande entreprise, ou bien un secteur particulier du savoir scientifique, sans informatique. Celle-ci pénètre chacun des sous-systèmes techniques sans qu'il soit possible de mesurer par avance les modifications qu'elle introduit. Peut-on dès lors parler de liberté ? L'automatisation de la production est chose nécessaire pour chaque entreprise, mais quelles en seront au bout du compt les conséquences pour la société ? Il est vraisemblable que le chômage structurel qu nous connaissons continue de croître à un point tel que le salariat lui-même finira par être relativement marginalisé. Il faudra peut-être compter, dans les années à venir, avec une part croissante de la population rémunérée par allocations, sans l contrepartie d'un travail social. N'y a-t-il pas là les indices de bouleversemen futurs qu'on ne peut guère que pressentir ? Dès lors, les modifications et innovation techniques particulières étant étroitement dépendantes de l'état du système techni cien, lesdites innovations ne nous laissant d'autre choix que l'adaptation, il ne nous est guère loisible de parler de liberté. D'autant que nous ignorons le plus souvent le changements qu'elles peuvent produire à plus ou moins longue échéance. Tout se passe comme si la technique, dont l'économie est étroitement dépendante, devenait pour les sociétés la figure parfois inquiétante d'une altérité opaque, un avata moderne du destin antique. Quelque peu durci, un tel langage risque fort d'être trompeur. Certes, il convien de reconnaître avec Ellul la relative autonomie du système technicien. Il est possibl avec Patocka de discerner dans la technique quelque rémanence du préhistorique au sein du moderne10. A condition toutefois d'éviter de travestir la technique en une instance en droit séparée de la société, étrangère à l'ordre symbolique de la culture (Ellul) ou, pire encore, de discerner en elle le relais de l'évolution biologique des espèces, étrangère et indifférente aux finalités humaines et culturelles (Hottois). De telles conceptions tirent a contrario leur source d'une acception naïve d l'autonomie des sociétés modernes. Il n'est en effet de société qui ne soit en quelqu façon divisée d'avec elle-même, en butte à quelque excroissance, à quelque extério rité. L'arrachement des sociétés modernes à toute dépendance religieuse quant à leu organisation ne les voue pas à une pleine possession d'elles-mêmes. La « fin de la religion » n'équivaut point, selon Marcel Gauchet", à la disparition de « l'économi de la différence » constitutive de la religion (les oppositions intérieur/extérieur, vi ble/invisible, en deçà/au-delà, profane/sacré...). Elle procède au contraire d'une « métabolisation » de la fonction religieuse, d'une « recomposition sur un mode purement profane de l'économie de la différence » (p. 233). A l'effondrement de 1 altérité religieuse, divine, répond la constitution d'une altérité humaine. L'agit tion poiétique (productive, technique) et pratique (politique) qui s'est emparée des 9. Jacques Ellul. Le système technicien, Calmann-Lévy, 1977. 10. Cf. l'analyse d'Yves Geffroy. « L'Europe et son destin. Lecture de Patocka ». Esprit, juin 1987. p. 39 et s. I 1. Marcel Gauchet. Le désenchantement du monde. Gallimard. 1985. 76 This content downloaded from 82.102.20.175 on Fri, 24 Jul 2020 23:29:57 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms CULTURE ET TECHNIQUE hommes dès lors qu'ils se sont détournés des cieux n'est pas l'effet d'une coïnci dence. A l'altérité divine, transcendante, s'est substituée une altérité immanente, procédant de la seule activité humaine : « Le grand retournement moderne, dit Gau chet, correspond au mouvement par lequel, la détermination depuis le dehors se défaisant, les hommes sont amenés à se poser comme autres en acte à l'égard du donné dans son ensemble, leur propre réalité y comprise, selon une double exigence dynamique de réduction de toute réalité en tant qu'autre et de sa constitution comme autre qu'elle n'est. Là réside [...] la disposition fondamentale dont procèdent la compréhension de l'activité comme travail, son déploiement comme technique (et l'autonomisation de son prolongement opératoire dans la machine), son horizon social comme production » (p. 239). Autrement dit, l'autonomie, l'altérité de la technique ne sauraient être identifiées à quelque instance extra-sociale, voire extra-humaine, comme nous allons le voir avec Hottois, mais elle ressortit à « l'économie de la différence » qui structure les sociétés modernes laïques comme leurs devancières religieuses. C'est également en faisant fond sur cette économie qu'il conviendrait d'interroger les rapports noués entre technique et liberté sociale. Il est temps d'envisager, ne serait-ce que rapidement, l'approche de la technique par André Leroi-Gourhan12, pour autant qu'elle recèle, à l'instar des analyses de J. Ellul, une thèse que radicalise Hottois. En l'occurrence, l'idée d'une continuité entre le cours de l'évolution des espèces et l'avènement des outils. L'outil apparaît en effet à Leroi-Gourhan «comme une véritable sécrétion du corps et du cerveau des Anthropiens» (I, p. 132). On peut lire plus loin: «L'Australanthrope, lui, paraît bien avoir possédé ses outils comme des griffes. Il semble les avoir acquis non par une sorte d'éclair génial qui lui aurait fait un jour saisir un caillou coupant pour armer son poing [...], mais comme si son cerveau et son corps les exsudaient pro gressivement uploads/Philosophie/ culture-et-technique-dominique-bourg.pdf

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