I – UNE INTERPRETATION COSMOLOGIQUE DES FUSÛS René Guénon n'a pas publié sur la

I – UNE INTERPRETATION COSMOLOGIQUE DES FUSÛS René Guénon n'a pas publié sur la cosmologie d'étude spéciale. Dans l'Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues, abordant la question des « points de vue de la doctrine (darshana) », il donne quelques indications essentielles et précises à propos du Vaishêshika : « Ce darshana est constitué par la connaissance des choses individuelles comme telles, envisagées en mode distinctif, dans leur existence contingente » ; plus loin, il ajoute : « s'il faut appliquer une désignation occidentale à un point de vue hindou, nous préférons pour le Vaishêshika celle de « cosmologie ». A la différence de la science moderne, la cosmologie est une connaissance traditionnelle, car elle « ne perd jamais de vue que l'ordre individuel tout entier est rattaché aux principes universels, desquels il tire toute la réalité dont il est susceptible. » Il s'agit « d'une application de la métaphysique aux contingences de l'ordre sensible ». Son domaine est celui de la « nature manifestée ». Toutefois « la manifestation universelle peut être envisagée de deux façons différentes : soit synthétiquement, à partir des principes dont elle procède et qui la déterminent dans tous ses modes, soit analytiquement, dans la distinction de ses éléments constitutifs multiples. » Ce second point de vue relève, quant à lui, d'un autre darshana : le Sânkhya « attribué à l'antique sage Kapila ». Ce terme « désigne proprement une doctrine qui procède par l'énumération régulière des différents degrés de l'être manifesté » qui se succèdent dans un ordre purement logique, et non chronologique puisqu'il s'agit de la manifestation universelle, alors que le temps est uniquement une condition constitutive de l'état individuel humain. Selon René Guénon, ce point de vue est « intermédiaire en quelque sorte entre la cosmologie et la métaphysique ». Néanmoins, le terme « cosmologie » lui demeure pleinement applicable, car le Sânkhya est, lui aussi, une science de la nature manifestée (cosmos) plutôt qu'une connaissance d'ordre principiel. Nous terminerons ces préliminaires en citant cet extrait du point de départ Prakriti qui est la substance universelle, indifférenciée et non-manifestée en soi, mais dont toutes choses procèdent par modification ; ce premier tattwa est la racine ou mûla de la manifestation, et les tattwas suivants représentent ses modifications à divers degrés. Au premier degré est Buddhi, qui est appelée Mahat ou le « grand principe », et qui est l'intellect pur, transcendant par rapport aux individus ; ici nous sommes déjà dans la manifestation, mais nous sommes encore dans l'ordre universel ». Un point de vue analogue à celui du Sânkhya hindou se retrouve dans l'ésotérisme islamique où le premier degré de l'être manifesté, appelé « première création d'Allah » est également celui de l'Intellect primordial (al-'aql), équivalent arabe de la Buddhi. Il y a là une coïncidence remarquable. Les différents degrés de la manifestation, produits par un principe nommé « l'Expir du Tout- Miséricordieux » (nafas ar-Rahmân), se succèdent depuis l'Intellect jusqu'à l'homme individuel. Au chapitre 198 des Futuhât, vingt-sept degrés sont ainsi successivement énumérés et commentés : l'Intellect premier (al-'aql al-awwal), l'Ame universelle, la Nature, la Substance ou Matière primordiale (al-jawhar al-habâ'î), le Corps total, la Forme, le Trône, l'Escabeau, le Ciel des Tours zodiacales, le Ciel des Mansions lunaires, les sept Cieux planétaires, les quatre éléments (l'éther étant assimilé au feu), et enfin les six règnes de la nature : les minéraux, les végétaux, les animaux, les anges, les jinns et les hommes. Cette liste comporte deux indications permettant de la relier aux doctrines qui devaient « se présenter avec un caractère plus cosmologique que purement métaphysique » (1), c'est-à-dire l'hermétisme et le pythagorisme. (1) – Cf. René Guénon, La Tétraktys et le carré de quatre, chap. XIV des Symboles fondamentaux. En effet, le degré central, qui occupe le quatorzième rang, correspond au Ciel du Soleil, auquel préside sayyidnâ Idrîs, qui représente en Islam la tradition hermétique. D'autre part, la Substance ou Matière primordiale figure dans cette liste à la quatrième place. Or, à propos de la doctrine pythagoricienne, René Guénon a montré que « le quaternaire est partout et toujours considéré comme étant proprement le nombre de la manifestation universelle. » La Substance primordiale, équivalent islamique du principe désigné dans l'Hindouisme comme Prakriti, est à l'origine du point de vue cosmologique en tant que tel. Le quatrième degré de cette liste correspond ainsi à un symbolisme pythagoricien, et le quatorzième à un symbolisme hermétique. Lorsqu'on étudie les doctrines cosmologiques, il importe de ne jamais perdre de vue leur caractère dérivé et subordonné par rapport au domaine principiel qui est celui de la métaphysique. Ces doctrines peuvent être définies comme de simples applications des principes au degré de l'existence contingente ; elles reflètent ceux-ci au sein de la manifestation qui, selon l'enseignement de l'ésotérisme islamique, est « selon la Forme d'Allâh ». Inversement, cette analogie constitue le fondement du symbolisme, qui est un moyen d'accéder à la connaissance divine, car « celui qui se connaît soi-même (c'est-à-dire l'intégralité de sa forme individuelle avec les trois éléments spirituel, psychique et corporel qui la composent) connaît son Seigneur ». Cette subordination devait être rappelée en vue de rendre compte d'une étude parue récemment en langue arabe, le Mafâtih Fusûs al-Hikam de l'écrivain maghrébin Miftâh Abd al-Bâqî, ouvrage publié à Marrakech en 1997. Cette étude a pour objet principal de présenter « une découverte » ouvrant l'accès à une interprétation nouvelle des Fusûs, fondée sur une correspondance terme à terme entre les vingt-sept chapitres qui composent le livre et les vingt-sept degrés existentiels énumérés ci-dessus. Cette interprétation cosmologique du Livre des Chatons constitue, sans conteste, une contribution importante à la compréhension du célèbre traité d'Ibn Arabî. Tous ceux qui suivent l'enseignement du plus grand des Maîtres n'auraient pu que s'en réjouir, si M. Abd al-Bâqî n'avait présenté son étude d'une manière insuffisamment cohérente et n'en avait ainsi altéré la portée. A la page 14, il écrit : « A ma connaissance, aucun des nombreux commentateurs n'a exposé le secret de l'ordre qui préside aux chapitres des Fusûs, (secret) qui est une clé nécessaire pour la compréhension profonde de ce livre. Sans la possession de cette clé, la construction de l'ensemble de l'ouvrage demeure ignorée, et de nombreuses allusions et sous-entendus disséminés dans le texte restent cachés. Le but de cette étude n'est pas de commenter les Fusûs comme l'ont fait auparavant des dizaines de commentateurs. Son but principal est de révéler cette clé dont personne n'avait parlé jusqu'aujourd'hui. Nous donnons volontiers acte à l'auteur que « sans la possession de cette clé de nombreuses allusions et sous-entendus disséminés dans l'ouvrage resteraient cachés » ; dans quoi, du reste, elle n'aurait aucune raison d'être. En revanche, la déclaration selon laquelle « la construction de l'ensemble demeurerait ignorée » - en particulier le fait que la succession des prophètes ne suit pas toujours l'ordre chronologique – est plus contestable, car les commentateurs expliquent parfaitement ces inversions en recourant à d'autres arguments traditionnels. Enfin, l'affirmation suivant laquelle cette clé « serait indispensable pour la compréhension profonde des Fusûs » est, quant à elle, tout-à- fait inacceptable, car elle reviendrait à dire que cette compréhension manquait aux commentaires qui ont précédé le travail de M. Abd al-Bâqî, alors que certains, notamment celui de Jandî, peuvent être rangés parmi les plus grands traités de métaphysique écrits en langue arabe. Cette prétention abusive de l'auteur est renforcée par le titre qu'il donne à son étude. Alors que, dans son introduction, il ne mentionne qu'une seule clé, ce terme, on ne sait trop pourquoi, passe au pluriel dans l'intitulé de l'ouvrage : il ne s'agit plus d'une clé unique, mais « des clés » du Livre des Chatons d'une façon absolue, ce qui laisse entendre que la somme des significations et des secrets du traité d'Ibn Arabî aurait été incluse dans les révélations, pourtant très « particulières », de M. Abd al- Bâqî ! Signalons enfin que la présentation du Mafâtîh al-Fûsus à l'Institut du Monde Arabe, qui aurait dû avoir lieu en présence de l'auteur, et qui s'est accompagnée d'une action publicitaire plutôt inhabituelle pour ce genre d'ouvrages, ajoute encore à la confusion, puisque, en dépit de ses déclarations expresses, son livre y est décrit comme un commentaire, qualifié d'«événement important dans la vie intellectuelle et spirituelle au Maghreb et ailleurs », justement parce que « le dernier commentaire connu de ce livre phare a été composé au XIIIe siècle » (2). (2) – Ce qui est inexact, à moins qu'il faille considérer qu'il s'agit du XIIIe siècle de l'hégire, ce que les chiffres romains utilisés ne pouvaient laisser deviner. Toutes ces contradictions appelaient assurément un examen critique que la nouvelle génération d'islamologues, dûment conviée à la séance de l'Institut, s'est refusée à faire, préférant s'en tenir à l'expression, pour le moins inattendue, d'une admiration sans réserves. Rappelons que le Livre des Chatons des Sagesses est tout entier un traité de métaphysique pure et de réalisation métaphysique. La doctrine unique et suprême exposée dans les différents chapitres est uploads/Philosophie/ une-interpretation-cosmologique-des-fusus-charles-andre-gilis.pdf

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