Le concept de science chez Heidegger avant le “tournant” des années trente Fran

Le concept de science chez Heidegger avant le “tournant” des années trente Françoise Dastur On a coutume de se représenter Heidegger comme le penseur qui a cherché dans la poésie un refuge pour y développer un mode de pensée non métaphysique et qui s’est éloigné de ce dialogue avec les sciences qui a été, depuis les débuts de la philosophie moderne, la tâche à laquelle les plus grands philosophes se sont constamment voués. Mais cette image, ou plutôt cette caricature, demande à être fortement corrigée, surtout en ce qui concerne le « premier » Heidegger, pour lequel la philosophie se définissait elle-même encore comme une science tout à fait particulière, celle de l’être. Il est donc nécessaire de retracer dans ses grandes lignes la pensée du jeune Heidegger, de sa Dissertation de 1914 à ses premiers cours de Fribourg et de Marbourg, pour montrer à quel point il a le souci à cette époque de situer l’entreprise proprement philosophique qui est la sienne par rapport aux sciences de la nature et de l’esprit. Durant toute cette période en effet les termes de Wissenschaft et de wissenschaftlich ont dans sa bouche une connotation « positive » et s’allient, plutôt qu’ils ne s’opposent, à ceux de Philosophie et philosophisch. Il en ira autrement à partir de 1929, où un « tournant » semble se produire qui concerne le statut « scientifique » de la philosophie. Dans les Beiträge zur Philosophie (« Contributions à la philosophie »), ce texte du milieu des années trente où s’effectue le « tournant », c’est-à-dire le passage d’une pensée de « l’homme dans son rapport à l’être » à une pensée de « l’être et de sa vérité dans son rapport à l’homme »1, Heidegger veut en effet distinguer de la manière la plus nette ce « savoir magistral » (herrschaftliches Wissen) qu’est la philosophie de « la science » (die Wissenschaft) au sens moderne du mot. Il y déclare en effet que « l’alignement, devenu habituel – et ce de manière non fortuite – depuis le début des temps modernes, de la philosophie sur les “sciences” vise trop court » en ce qui concerne la question de la vérité ; et que « cette direction du questionnement – et non pas seulement celle qui relève explicitement de la “théorie de la science” – doit être complètement 1. Cf. M. Heidegger, « Lettre à Richardson », Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 187. FRANÇOISE DASTUR 8 abandonnée »1. C’est donc seulement dans cette période charnière que Heidegger va être conduit à rompre avec le projet husserlien d’une « philosophie comme science rigoureuse », lequel est demeuré jusque-là l’horizon dans lequel s’est développée sa propre conception de la philosophie. I Commençons par rappeler quelques faits biographiques. Il est exact que Martin Heidegger a tout d’abord étudié la théologie pendant trois semestres, de 1909 à 1911, à l’Université de Fribourg-en-Brisgau. Il a dû interrompre ses études en février 1911 à la suite d’ennuis de santé, des problèmes cardiaques qui avaient déjà été à l’origine de son départ du noviciat des Jésuites de Tisis en octobre 1909, où il n’est resté, en tout et pour tout, que deux semaines. Il passe le printemps et l’été de 1911 chez ses parents, à Messkirch, à la recherche d’une nouvelle voie. En octobre 1911, il prend la décision de s’inscrire en faculté de sciences et choisit d’étudier les mathématiques, la physique et la chimie, tout en poursuivant les études de philosophie, qu’il avait déjà commencées par lui-même en prenant connaissance dès 1909 des Recherches logiques de Husserl. Il y cherchait en effet une réponse à la question posée par Brentano dans sa Dissertation De la signification multiple de l’étant chez Aristote (1862), livre que lui avait donné en 1907 Conrad Gröber, son mentor au petit séminaire de Constance. C’est grâce à l’appui de ce dernier que les études de l’écolier et de l’étudiant Heidegger furent financées, de 1903 à 1916, par l’Eglise catholique au moyen de différentes bourses (Weissschen Stipendium de 1903 à 1906, Eliner Stipendium de 1906 à 1911, Schätzlerschen Dotation, de 1913 à 1916)2. Les premiers travaux de Heidegger sont ainsi consacrés aux problèmes logiques et épistémologiques. Il publie en 1912 dans le Literarische Rundschau für das katholische Deutschland édité par Josef Sauer, professeur à l’université de Fribourg, un article intitulé « Neuere Forschungen über Logik », « Recherches récentes sur la logique ». Dans cet article très documenté, où apparaissent les noms de Cohen, Natorp, Bolzano, Windelband, Rickert, Lask, Meinong, Husserl, et bien d’autres encore, moins connus, Heidegger, après avoir mis l’accent, dans la première partie de son article, sur la critique husserlienne du psychologisme, qui seule permet de définir la logique comme science autonome, en vient, dans la 1. M. Heidegger, Beiträge zur Philosophie, Klostermann, Frankfurt am Main, Gesamtausgabe Band 69, 1989, § 16, p. 44-45. 2. Voir à ce sujet la biographie de Rüdiger Safranski, Heidegger, Ein Meister aus Deutschland, Hanser, München Wien, 1994, p. 24 (une traduction française sous le titre Heidegger et son temps, a été publiée chez Grasset en 1996). LE CONCEPT DE SCIENCE CHEZ HEIDEGGER 9 seconde partie, à la question spéciale de la théorie du jugement, qu’il expose en suivant fidèlement la démarche de Husserl dans les Recherches logiques et en distinguant donc soigneusement l’acte psychologique du jugement de son contenu, ou sens logique. Sa Dissertation, intitulée Die Lehre vom Urteil im Psychologismus (La théorie du jugement dans le psychologisme), soutenue en juillet 1913 et publiée l’année suivante, analyse les théories du jugement de cinq logiciens contemporains, Wundt, Maier, Brentano, Marty et Lipps, qui ont en commun de demeurer à l’intérieur du psychologisme, c’est-à-dire de considérer le jugement comme un acte psychique, au lieu de le situer, comme le fait Husserl, dans la sphère logique du sens. C’est sur cette notion de sens que le jeune Heidegger fait porter ses questions, et c’est l’analyse de sa structure relationnelle qui lui permet, en s’appuyant sur la théorie de la validité de Lotze, et à la suite de Lask et de sa Théorie du jugement de 1912, d’éclairer décisivement la nature proprement logique du jugement1. C’est le problème du sens qui sera encore au cœur de ses recherches portant sur Duns Scot, l’intérêt de Heidegger ayant été éveillé par le fait que la logique médiévale de cette période est une « logique du sens », qui se révèle très proche de la « grammaire pure logique » husserlienne, et qui annonce les recherches du XVIIe siècle français consacrées à la « grammaire générale ». Heidegger voulait en réalité poursuivre ses recherches dans le domaine de la logique et, en se situant dans le sillage de Husserl, consacrer sa thèse d’habilitation à l’essence du concept de nombre, mais l’historien catholique Finke, qui le prend alors sous sa protection, lui laisse entrevoir la possibilité d’obtenir une chaire en tant que philosophe catholique, et appuie sa candidature à une bourse attribuée par une fondation catholique dédiée à St Thomas d’Aquin. Il se voit donc contraint de se tourner vers la scolastique et de choisir son sujet de thèse dans ce domaine. Le fait de s’engager dans une recherche concernant la philosophie médiévale ne constitue pourtant pas une véritable rupture avec ses premières recherches consacrées à la logique, mais plutôt l’occasion d’approfondir leur dimension intrinsèquement philosophique. Dans sa thèse d’habilitation, préparée sous la direction de Rickert et intitulée Die Kategorien und Bedeutungslehre des Duns Scotus (La théorie des catégories et de la signification de Duns Scot), le nom d’Emil Lask, philosophe auquel il attribue une position de médiateur entre la philosophie transcendantale de Kant – dans la version néo-kantienne qu’en donne l’École de la philosophie de la valeur (Wertphilosophie) –, la logique pure du premier Husserl et la logique et la métaphysique aristotéliciennes, est cité à 1. Voir à ce sujet F. Dastur, « L’étude des théories du jugement chez le jeune Heidegger », Revue de Métaphysique et de Morale, n°3, 1996, p. 303-316. FRANÇOISE DASTUR 10 plusieurs reprises1. Or ce qu’il y a chez Lask de radicalement nouveau par rapport à la position idéaliste et subjectiviste de Rickert, c’est que pour lui les objets de la logique sont les objets d’une véritable connaissance et non pas des normes transcendantes qui ne peuvent qu’être « vécues » et non pas connues. C’est donc la position « réaliste » de Lask qui constitue son originalité dans l’École de Bade. C’est aussi cette position que Heidegger adopte dans sa thèse d’habilitation, mais en « phénoménologisant » en quelque sorte le point de vue demeuré trop unilatéral de Lask. Ce que Lask a cependant bien vu, c’est que les problèmes fondamentaux de la logique ne peuvent être correctement posés qu’au niveau du vivre, de l’Erleben, il a donc bien compris que la question fondamentale est à cet égard celle de la « genèse du théorique », question qui va être au centre des préoccupations de Heidegger dans ses premiers cours de Fribourg. Mais avant d’évoquer brièvement le contenu de ceux-ci, il faut uploads/Philosophie/ dastur-francoise-le-concept-de-science-chez-heidegger-avant-le-ant-des-annees-trente.pdf

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