Horizons philosophiques Printemps 2007 vol. 17 no 2 55 La Terre, vaisseau clima
Horizons philosophiques Printemps 2007 vol. 17 no 2 55 La Terre, vaisseau climatisé : Écologie et complexité chez Sloterdijk* La philosophie de Peter Sloterdijk est une philosophie de l’apaisement qui peut être définie comme une interprétation postphénoménologique du principe contemplatif heideggerien de la sérénité (Gelassenheit1). Dans la plupart de ses œuvres, Sloterdijk affirme vouloir « libérer la pensée de Heidegger en usant d’un langage qui la restituerait mieux que dans le sien propre »2. Ainsi, par delà la proposition de Heidegger en faveur d’une posture pieuse empreinte de gratitude et de passivité, le concept d’apaisement en vient ici à intégrer les processus modernes de la décharge technologique (Entlastung), de la détente morale (Entspannung) et de l’abandon de l’idéologie économique de la rareté (Entknappung). En fait, Sloterdijk veut défendre une lecture « littérale et rebelle »3 et même une compréhension « cinétique », « historique » ou « évolutive » de la clairière heideggerienne (Lichtung) qui devient plutôt un allégement bienfaisant (Leichtung)4. Dans les premières œuvres de Sloterdijk, un tel allégement est garant du refuge constitutif de l’extase poétique5 ; dans les œuvres récentes, il renvoie à l’hybridité de la technologie et de l’anthropologie qui conditionne l’émancipation du monde extatique du protohominidé contre l’environnement animal par le biais de la « climatisation »6. Dans tous les cas, l’entêtement de Sloterdijk à lire ainsi Heidegger a pour dessein de paver la voie à une « anthropologie historique » de la différence ontologique, « sans se laisser troubler par la réponse méprisante des heideggeriens jurés, pour lesquels on aurait ainsi abusé d’un élément "seulement ontique" pour déterminer de l’ontologique. Et s’il s’agissait justement de cette inversion, si la philosophie contemplative pouvait enfin retrouver le lien avec la recherche menée par les sciences humaines? »7. De ce point de vue, la différence entre monde (Welt) et environnement (Umwelt) chez Jakob von Uexküll, qui explicite8 l’idée que l’environnement est quelque chose qui peut être détruit9, ne peut plus être interprétée comme différence ontologique bivalente. Le principe de l’apaisement doit maintenant être compris au travers d’un principe plus immanent et complexe de la différence que je propose d’appeler la différence natale10. Dans l’optique de retrouver un lien entre l’ontologie et les sciences ontiques, je vais démontrer de quelle manière, chez Sloterdijk, les concepts d’apaisement et de différence natale doivent inclure l’ontique dans son sens le plus large, au-delà Sjoerd van Tuinen Horizons philosophiques Printemps 2007 vol. 17 no 2 56 de la division nature/culture. J’explorerai aussi, bien que Sloterdijk lui-même soit extrêmement prudent envers tout « horizon écologique assombri »11, quelques considérations écologiques qui demeurent implicites dans cette œuvre. Pour ce faire, je les relierai à quelques approches constructivistes de l’écologie et de la complexité dont celle de Michel Serres, Gilles Deleuze et Félix Guattari. L’apaisement par la différence natale Comme plusieurs philosophes qui écrivent après Heidegger, Sloterdijk aborde la vie comme une affaire médiale et collective dans laquelle chacun prend acte de lui-même en s’ouvrant, en se donnant ou en s’inscrivant dans un être déjà-là12. Toute origine subjective présuppose une dispersion présubjective sans laquelle il n’y aurait pas eu d’existence. Et pour que cet ancrage extatique voire « périchorétique »13 soit vraiment affirmé, il doit reposer sur un principe contemplatif de l’apaisement, c’est-à-dire un dépassement du réflexe subjectif de l’auto-identification sans égard à ce qui nous entoure et de l’automobilisation aggressive contre le monde extérieur. Dès lors, on ne doit plus se poser avec Kant la grande question réflexive du « qui sommes-nous ? », mais plutôt se demander avec Heidegger « où sommes-nous ? »14. Or, qui est ce « nous » et en quel sens est-il relié à ce que les différents humanismes et contrats sociaux excluent traditionnellement, à savoir la nature ? À la différence du premier Heidegger – pour lequel l’apaisement est seulement possible par le rejet du monde ontique dans sa totalité métaphysique selon la perspective individuelle du Dasein et de son « propre » être-pour-la-mort – Sloterdijk tente de penser la vie dans une perspective renversée qu’il nomme « la venue-au-monde » ou, avec Hannah Arendt, la « natalité » : « Car le présent comme séjour dans l’ouvert ne naît que par le mouvement de la venue-au-monde de l’homme, et partout où ce mouvement prend son élan, le natif, le présent et l’ouvert acquièrent leur profil dans un seul et même processus »15. Pour eux, la natalité demeure la clé d’une théorie non téléologique de la finitude de l’homme. Être né signifie que l’on traverse une ouverture, que l’on entretient une relation extatique avec d’autres personnes et que l’on est sous la pression constante de nos engagements dans les affaires politiques, artistiques, sociales et technologiques. Un apaisement ne peut débuter par un refus du monde actuel, car il est plutôt le résultat d’une affirmation de notre engagement public mutuel sans lequel nous serions impuissants16. Sloterdijk va cependant plus loin qu’Arendt et défend que le Mit-Sein ne peut jamais être le seul privilège des humains. Ce qui est nécessaire aujourd’hui, en tout premier lieu, relève d’une « nouvelle La Terre, vaisseau climatisé : Écologie et complexité chez Sloterdijk Horizons philosophiques Printemps 2007 vol. 17 no 2 57 politique de la symbiose transhumaine »17, une politique du vivre ensemble qui n’est plus seulement le droit privilégié de l’humanité. Considérons, à ce titre, l’un de ses exemples favoris qui nous invite à voir la nature non comme environnement (Umwelt) – une natura communis qui agit comme un collecteur indifférent de l’humanité – mais comme monde (Welt) et pouvoir différenciateur de la natura naturans : « de la même manière que Dolly n’est pas un mouton fait par le mouton, l’homo clonatus ne serait plus un homme engendré par l’homme, mais il serait d’autant plus, dans un sens aggravé, un homme fait par l’homme » ou homunculus18. Ce qui est à l’œuvre ici relève d’une technologie médialisée, différence natale ou intergénérationnelle, qui dédouble la nature en un processus à deux faces – l’un concerne la production, ou natura naturans, l’autre, les produits, ou natura naturata – qui libère la force créative de la vie qui n’est plus seulement passive, produite. Premièrement, cela nous force à comprendre la technologie comme un processus de production qui ne fait pas la différence entre la nature et la technique d’une manière absolue. Deuxièmement, cela nous interdit de réduire l’essence de la vie aux lois qui existent présentement ou encore de la séparer des lois d’un devenir transgressif. Et enfin, troisièmement, cela nous fait prendre conscience du fait que la vie, sans égard aux définitions biologiques, écologiques ou morales qu’elle reçoit, est toujours déjà-là à l’extérieur du domaine privilégié de l’humanité. En termes heideggeriens, nous ne pouvons jamais être chez nous (bei uns), car nous sommes constamment obligés de dé- et reconstruire notre « maison de l’être » commune. De plus, à l’intérieur de ce processus de construction, la différence entre la nature et la technologie ne peut être une différence d’essence, mais bien de degré. D’abord, bien que la relation de l’homme à la technologie puisse être inquiétante, insolite (unheimlich) et teintée de monstruosité (das Ungeheuer), cette étrangèreté (Unheimlichkeit) représente précisément une opportunité pour de nouvelles formes de vie, c’est-à-dire pour la différence natale. Qu’est-ce que « la nature au sens propre », si ce n’est « le pouvoir de la naissance » et « le fourneau des origines »19 ? Ensuite, en contraste avec la différence ontologique, penser la différence natale n’est pas une méditation solitaire sur ce qui se passe « de l’autre côté », ce qui est le propre de la négation du Dasein enfermé dans la finitude et l’étrangeté de sa technologie. Au contraire, et c’est là que repose tout le sens du constructivisme pour l’écologie, la négativité naturelle de la position humaine envers la nature doit se retourner en positivité. Une fois que le développement technologique a progressé suffisamment pour devenir indiscernable des processus de production naturelle, la nature apparaît elle-même comme un processus intégral de production dans lequel nous sommes intégrés Sjoerd van Tuinen Horizons philosophiques Printemps 2007 vol. 17 no 2 58 et avec lequel nous collaborons. Une émancipation à l’égard de l’unilatéralité des processus de production et de l’exploitation technologique ne doit pas inclure seulement « nous-mêmes », mais également le pôle générateur de la « nature » elle-même afin qu’il nous soit permis d’adopter des mesures plus fermes envers les problèmes écologiques. Poièsis dans la complexité : insulation et homéotechnique Depuis la Critique de la raison cynique, un des traits essentiels du projet de Sloterdijk est de réconcilier le naturalisme avec les « vertus paléo-européennes de l’abstention »20 qui réapparaissent avec la phénoménologie contemplative. Sur cette voie, Sloterdijk rejoint, dans son œuvre récente, les rangs des avocats de la théorie de la complexité et de la cybernétique tels que Gotthard Günther, Niklas Luhmann, Vilém Flusser et Michel Serres. Il est vrai que dans les nouvelles technologies et les interfaces numériques – et Heidegger n’a jamais d’ailleurs cessé de nous le rappeler – la subjectivité moderne transcendantale – uploads/Philosophie/ tuinen-la-terre-vaisseau-climatise 1 .pdf
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- Publié le Fev 26, 2021
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