Klesis – Revue philosophique – 2011 : 20 – Philosophie et littérature 104 Deleu

Klesis – Revue philosophique – 2011 : 20 – Philosophie et littérature 104 Deleuze et La fêlure de Francis Scott Fitzgerald : de Logique du sens à Mille plateaux Maxime Beaucamp (Université catholique de Louvain-la-Neuve / Université Toulouse II – Le Mirail) Mon corps est un écho somatique aux ondes du monde. Ulises Lima Sortir, c’est déjà fait, ou bien on ne le fera jamais. Deleuze En 1930, la situation de l’écrivain américain Francis Scott Fitzgerald est chaotique. Lui-même en proie à l’alcoolisme, il essaie tant bien que mal de faire guérir sa femme Zelda, tombée dans la schizophrénie. Voilà deux amants qui s’aiment et qui pourtant sont détruits. « Peut-être cinquante pour cent de nos amis et parents vous diront de bonne foi que c’est ma boisson qui a rendu Zelda folle, l’autre moitié vous assurerait que c’est sa folie qui m’a poussé à la boisson. Aucun de ces jugements ne signifierait grand- chose. Ces deux groupes d’amis et de parents seraient tous deux unanimes pour dire que chacun se porterait bien mieux sans l’autre. Avec cette ironie que nous n’avons jamais été aussi amoureux l’un de l’autre de notre vie. Elle aime l’alcool sur mes lèvres. Je chéris ses hallucinations les plus extravagantes1. » Fitzgerald ne cesse de boire et Zelda parle le langage des fleurs. C’est sans aucun doute un profond désespoir qui envahit Fitzgerald dans les dernières années de sa vie. Et dans quel désespoir il faut être pour écrire que « toute vie est bien entendu un processus de démolition2 ». Mais c’est pourtant dans cette situation où tout porte à croire qu’il va falloir finalement renoncer, que se produit l’impossible. Acculé, Fitzgerald va, d’une part, au travers d’un récit autobiographique à la fois magnifique et 1 Cité par Deleuze et Guattari dans Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 252. 2 F. Scott Fitzgerald, « La fêlure » (1936), La fêlure, (Traduction D. Aubry), Paris, Folio, 1963, p. 475. Klesis – Revue philosophique – 2011 : 20 – Philosophie et littérature 105 poignant, décrire cet état tragique dans lequel il se trouve (La fêlure) et d’autre part rédiger ce que d’aucuns considère comme sa plus grande œuvre (Tendre est la nuit). D’un processus de destruction va jaillir un processus créatif. C’est bien pour cela que le "cas" Fitzgerald n’a jamais cessé de toucher et d’intéresser Deleuze. Sous fond d’une pensée « de la supériorité de la littérature anglaise-américaine3 », La fêlure est invoquée à deux moments clefs dans l’évolution de la pensée deleuzienne : d’abord du point de vue d’une pensée de l’événement dans Logique du sens, puis, dans la collaboration avec Guattari, en relation avec le concept de ligne de fuite dans Mille plateaux. Ce qui intéresse en effet le plus Deleuze dans cette thématique de la fêlure, et spécialement dans la manière dont elle s’incarne chez Fitzgerald, c’est qu’il s’agit tout à la fois d’une faillite et d’une création, c’est-à-dire d’un moment de rupture qui met en branle les agencements bien ordonnées en provoquant la fuite. Et la nouvelle de Fitzgerald est justement emblématique de cette littérature anglo-américaine qui, contrairement à la littérature continentale, « ne cesse de présenter ces ruptures, ces personnages qui créent leur ligne de fuite, qui créent par ligne de fuite4. » Notre analyse consistera ici, en nous appuyant sur la nouvelle de Fitzgerald, à expliciter le concept de fêlure tel qu’il apparaît dans l’œuvre deleuzienne. Tout en montrant les articulations et les enjeux du propos deleuzien entre Logique du sens et Mille plateaux, il s’agira, finalement, de montrer en quoi cette « supériorité de la littérature anglo-américaine » trouve son origine au sein de cette problématique de la fêlure. I. La fêlure, entre événement et lignes C’est dans une double perspective que la nouvelle de Fitzgerald est autobiographique. D’une part, parce qu’elle émerge d’une impossibilité, parce qu’elle jaillit d’un effondrement de la créativité littéraire ; et d’autre part, parce qu’elle est elle-même description d’une faillite de l’existence. Les deux s’entrecroisent, ou plutôt s’unissent sous la plume d’un écrivain fêlé qui noue existence et processus créatif. Il serait faux de croire à une séparation entre deux domaines distincts. Existence et créativité ici ne font qu’un : Fitzgerald écrit à partir de ce qui le ronge et sur ce qui le ronge. Pas autre chose qu’un « aphorisme vital5 » qui fait que la fêlure existentielle 3 Dialogues (avec Claire Parnet), Paris, Champs-Flammarion, 1996, p. 5. 4 Ibid., p. 47. 5 Logique du sens, Paris Minuit, 1969, p. 174. Klesis – Revue philosophique – 2011 : 20 – Philosophie et littérature 106 rejoint la fêlure littéraire, et qui fait dire à Fitzgerald, alors que son éditeur le somme de produire un texte : « Je vais écrire sur le fait que je ne peux pas écrire6 ». Qu’est-ce que la « fêlure » ? Quelque chose se trame dans les sous- terrains de la vie, quelque chose qui imperceptiblement avance. Une micro- fissure rampe et s’épaissit au travers des aléas de l’existence, au point de devenir une ligne de fracture irrémédiable qui finit par tout faire craquer : « Pendant dix-sept ans, avec une année de flânerie et de repos volontaires, les choses ont ainsi marché, et toute nouvelle tâche n’était qu’une agréable perspective pour le lendemain. Je me dépensais à vivre, aussi, mais “jusqu’à quarante-neuf ans ça ira bien, me disais-je. Je peux compter là- dessus. Pour quelqu’un qui a vécu comme j’ai fait, on ne peut pas demander davantage.” Et voilà que, dix ans avant ces quarante-neuf ans, je m’aperçus tout d’un coup que je m’étais fêlé avant l’heure7. » Cela va « ainsi ». On avance sans trop demander pourquoi, portés par l’habitude, on suit un train déjà en marche, une voie déjà tracée qui, sans poser problème, s’avère être plutôt rassurante. On s’illusionne en prenant de gaieté de cœur ce qui nous arrive et ce qui nous oblige. Mais, au fond quelque chose ne va pas. Une ligne de fracture se creuse, puis finit par tout anéantir et on « se rend compte » d’un seul coup que l’on a éclaté. L’une des premières caractéristiques de la fêlure est ainsi son silence. La fêlure est silencieuse. Elle façonne son travail de sape dans la pénombre. On fait des plans, on se projette, mais là n’est pas l’essentiel. Tout se passe à notre insu. On croit que certaines choses sont importantes, celles qui font du bruit, celles qui s’exposent en pleine lumière (le succès ou la richesse par exemple), mais ce n’est que pour cacher à quel point elles sont futiles. Nietzsche l’avait bien compris, lui qui disait déjà : « Et crois- moi, je t’en prie, cher vacarme d’enfer, les plus grands événements, ce ne sont pas nos heures les plus bruyantes, mais les heures du plus grand 6 « Arnold Gringrich, rédacteur en chef d’Esquire, a raconté à Sheilah Graham, qui le rapporte dans son livre, Beloved Infidel, comment Scott Fitzgerald a écrit La fêlure. “Je suis allé voir Scott à Baltimore, à la fin de 1935, pour lui demander pourquoi il ne nous envoyait plus d’articles.” Scott, malade, en proie à l’alcool, lui répondit : – C’est que je ne peux plus écrire. Arnold lui dit : – Scott, il me faut un manuscrit de vous. J’ai les administrateurs du journal sur le dos. Ils veulent savoir pourquoi nous vous payons. Même si vous remplissez une dizaine de pages, en recopiant “Je ne peux pas écrire, je ne peux pas écrire, je ne peux pas écrire”, cinq cents fois, je pourrai au moins dire qu’à telle date nous avons reçu un manuscrit de F. Scott Fitzgerald.– C’est bon, répondit Scott. Je vais écrire tout ce que je peux écrire sur le fait que je ne peux pas écrire. Ce fût La fêlure. ” La fêlure, p. 474 (note du traducteur D. Aubry). 7 La fêlure, p. 477. Klesis – Revue philosophique – 2011 : 20 – Philosophie et littérature 107 silence8. » Ce silence, c’est sans doute d’abord parce qu’il s’agit d’un processus d’approfondissement, qui répond et fait écho aux coups de boutoir de la vie. Ce n’est pas autre chose que décrit Malcom Lowry lorsqu’il écrit Sous le volcan9. La fêlure trace sa ligne silencieuse de manière analogue à la lave en fusion qui lentement, mais continûment, parvient à cette température qui équivaut au point de rupture de l’équilibre tectonique. Sous le calme apparent du cratère bouillonnent les éléments. Lowry décrit ainsi dans son roman la lente macération (alcoolique) d’une existence qui, au bout d’un certain temps, finit par éclater : toute éruption volcanique n’est que l’aboutissement d’un long processus de mouvements et de transformations au sein de la croûte terrestre. De la même manière, la fêlure avance et se transforme silencieusement pour aboutir à une rupture d’équilibre, au fatal craquement. Aussi faut-il prendre soin de distinguer deux processus radicalement différents, deux phénomènes qui, quoique liés, quoique d’une certaine manière se répondant l’un l’autre et se faisant écho, ne sont pas de même uploads/Philosophie/ deleuze-et-la-felure-de-francis-scott-fitzgerald.pdf

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