06/05/2009 1 Du formalisme mathématique en science économique : pertinence épis
06/05/2009 1 Du formalisme mathématique en science économique : pertinence épistémologique et éthique Dominique Vermersch, Professeur Economie publique et Ethique, Agrocampus Ouest. Dominique.Vermersch@agrocampus-ouest.fr Département Economie rurale et gestion 65, rue de St Brieuc CS 84215 35042 Rennes cedex1 Avril 09 Résumé Cet article se propose d’évaluer l’emploi du formalisme mathématique en science économique, selon une double visée épistémologique et éthique. L’illustration porte principalement sur le rationalisme critique de Popper, posture épistémologique largement adoptée par la science économique. Celle-ci use en effet de l’épreuve de réfutabilité popperienne, mais qui ne serait que le paravent des faits de limitations internes auxquels fait face le savoir économique. Reconnaître et signifier ces faits de limitations seraient un gage de scientificité et de fécondité de ce savoir, notamment dans sa prétention éthique. Refonder en effet l’ambition éthique de la science économique est aujourd’hui largement sollicité en vue de restaurer un rapport fortement malmené entre l’homme et la nature. Mots-clés : économie, éthique, formalisme mathématique, incomplétude, Popper 1 Je remercie vivement le rapporteur pour sa relecture attentive ainsi que pour quelques remarques décisives qui ont conduit à une restructuration substantielle de l’exposé. 06/05/2009 2 INTRODUCTION L’effondrement financier mondial de l’année 2008 a réactivé en corollaire la question récurrente de l’utilisation par la science économique du formalisme mathématique. Encore faut-il d’emblée distinguer l’outil mathématique de l’utilisation qui en est faite. Si l’innovation financière de ces deux dernières décennies a permis une allocation plus efficace des risques, c’est qu’elle est le fruit d’une modélisation mathématique très sophistiquée, mais dont les mathématiciens eux-mêmes connaissent à l’évidence les limites théoriques. Celles-ci se situent notamment dans la manière dont les modèles financiers fondent et entretiennent leur rapport au réel, et notamment à l’histoire. Un risque supplémentaire, exogène et non couvert par la théorie, survient lorsque l’économiste utilisateur de tels modèles en vient à confondre modélisation du réel et maîtrise du réel. Tel est le cas lorsque prévisions et décisions se font trop dépendantes des seules observations passées ; ou lorsque les régularités statistiques s’évanouissent brutalement, le caractère autoréférentiel des modèles financiers ne permettant plus alors de les confronter à la réalité. Si l’efficacité des anticipations permises par la modélisation mathématique peut nourrir une économie de la prédation aujourd’hui largement décriée (Volle, 2008), l’histoire récente témoigne qu’on ne peut également faire fi à terme d’une incomplétude radicale des marchés ; c'est-à-dire encore de la prégnance d’un risque résiduel, certes très peu probable et quasi inassurable, mais dont la survenance peut avoir des conséquences cataclysmiques. Cette illustration récente témoigne que la question du recours au formalisme mathématique croise en général une autre question : celle des rapports toujours tumultueux entre morale et économie ; ou encore entre éthique et science économique, selon le point de vue formel duquel nous allons nous placer dans cet article. Entre ces deux disciplines, l’histoire de la pensée économique, comme celle de la philosophie morale, témoignent d’une rivalité mimétique ; rivalité dans laquelle la logique formelle a joué un rôle majeur. C’est ainsi que, désirant se parer des atours de la scientificité, l’économie s’est progressivement mathématisée (Israël, 1996), ceci pour affermir une ambition normative dans laquelle l’éthique serait in fine parfaitement soluble ; ce d’autant plus que les développements récents et notamment anglo-saxons de la philosophie morale ont pris de plus en plus les habits de la philosophie analytique. N’est-ce pas Blaise Pascal qui affirmait en outre que « Travailler à 06/05/2009 3 bien penser, voilà le principe de la morale »2. Cela dit, la raison calculatrice et mathématique ne suffit : ni à bien penser (Perrot, 2008) ; ni et encore moins à bien agir. Selon cette dernière perspective, l’hypothèse de travail plurielle examinée dans cet article est alors la suivante. Morale et économie, éthique et science économique ne sont pas solubles l’un dans l’autre, du fait que subsiste entre elles une incomplétude qui distingue et articule ces disciplines plus qu’elle ne les sépare. Le recours au formalisme mathématique contribue à préciser cette articulation, tout en rajoutant une autre incomplétude : la sienne propre. Ceci peut nous être révélé au travers de la mise en question de l’épistémologie popperienne qui imprègne largement la science économique : si d’un côté, le caractère formel et réfutable de la théorisation économique fournit selon Popper une caution de scientificité, l’incomplétude inhérente au formalisme utilisé risque de perpétuer à l’infini l’épreuve de réfutabilité ; et ceci sans qu’on en prenne véritablement conscience. C’est plutôt la reconnaissance de l’incomplétude propre à tout savoir qui est garante de leur scientificité, suivant en cela alors les travaux du philosophe Jean Ladrière. C’est la reconnaissance mutuelle de leur incomplétude qui appelle économie et morale à leur juste articulation, sans confusion des genres. Et c’est précisément à ce niveau que le formalisme mathématique, comme langage commun, peut être mis au service de cette articulation. Nous nous intéressons donc à la portée épistémologique et éthique de l’utilisation, par la science économique, du formalisme mathématique. Si cette question n’est pas nouvelle, elle est en quelque sorte « existentielle » pour un certain nombre d’économistes, tout à la fois séduits et scrupuleux vis-à-vis de l’utilisation des mathématiques en économie. Une séduction du fait de la rigueur et de la garantie de scientificité apportées par ce formalisme ; des scrupules, dans le sens où ce formalisme sacrifierait en fait à une fausse rigueur la richesse anthropologique des faits et comportements humains qui constituent les réalités économiques. Dans un premier temps, nous préciserons ce qu’on entend par popperisme économique, à savoir l’application par la science économique du rationalisme critique de Popper, ainsi que la visée morale de ce rationalisme. Dans un deuxième temps qui constituera notre propos central, nous montrerons de quelle manière la démarche popperienne peut être 2 Pensées, n°347 dans l’édition Brunschvicg, repris de Perrot (2008) 06/05/2009 4 elle-même soumise à l’épreuve des faits. En effet, la mise en pratique de la réfutabilité conduit à ne s’intéresser qu’aux propriétés dites récessives, c'est-à-dire encore à des énoncés universels gourmands en formalisme mathématique. A terme, le popperisme économique fait reposer la recherche de cohérence d’une théorie économique sur la cohérence même du formalisme mathématique. Or cette recherche de cohérence présente des limites internes exprimées notamment par les théorèmes de Gödel, résultat pour le moins irréfutable et qui confirmerait une défaillance incurable de l’épistémologie popperienne. En particulier, un énoncé récessif et vrai n’est pas forcément prouvable : Cela revient à dire que l’épreuve de réfutabilité popperienne est en fait programmée pour se perpétuer à l’infini. C’est ce que nous tenterons d’illustrer dans un troisième temps : dès lors en effet qu’est proposée comme critère de scientificité d’une discipline sa capacité à éprouver voire réfuter ses théories, la science économique développera une capacité d’auto-réfutation quasi-inépuisable. Ce faisant, elle met à l’abri de l’épreuve poppérienne l’axiomatique qui pose en principe que l'exercice de la liberté humaine peut être contingenté à des lois de causalité analogues à celles que l’on peut rencontrer dans les sciences de la nature. C’est pour cette raison notamment que le popperisme appliqué à l’économie sera encore qualifié d’infirmationnisme naïf et pourra éventuellement nuire à la délibération morale attachée à l’agir économique. Dans une dernière partie à visée prospective, nous nous appuierons sur les travaux du philosophe Jean Ladrière pour tenter d’interpréter cette incomplétude propre à la science économique, ceci afin de délimiter au mieux le champ d’efficacité du formalisme mathématique et son retentissement éthique. Précisons enfin ce que nous entendons par science économique tout au long de l’exposé. Sans ignorer la diversité des approches et corpus théoriques, nous nous intéressons ici à ce qui est défini par Dupuy (1992) sous le vocable d’économie normative ou encore économie mathématique, et qui se préoccupe pour l’essentiel d’efficacité : depuis l’optimisation de l’utilisation des ressources avec le raisonnement marginaliste, jusqu’à des considérations d’efficacité sociale et une prétention consécutive à la normativité éthique. De fait, l’économie mathématique constitue un formalisme emprunté par le libéralisme économique. Néanmoins, le formalisme mathématique peut se prêter à d’autres approches théoriques. Tout comme certaines conceptualisations historiques ou contemporaines du libéralisme économique réfutent tout intérêt de la formalisation mathématique et du calcul économique, depuis J.B. Say jusqu’à F. Von Hayek et sa critique du constructivisme social. 06/05/2009 5 1. LE POPPERISME ECONOMIQUE Comme le note encore Israël (1996), et mise à part la physique, l’économie représente le domaine où les mathématiques sont appliquées vraisemblablement de la façon la plus étendue, la plus systématique et la plus sophistiquée. L’économie mathématique et ses prolongements économétriques recourent largement au critère de falsifiabilité proposé par Karl Popper. Il s’agit d’une méthode déductive permettant de « mettre à l’épreuve » une théorie en testant empiriquement les prédictions de celle-ci. En arrière-plan, apparaît le postulat suivant lequel la science progresse : non pas par l’affirmation de propositions universelles, mais par la démonstration de négations singulières. Une théorie sera dite alors scientifique si elle peut se soumettre à l’épreuve de la falsifiabilité ; autrement dit, s’il est possible à partir de cette théorie de mettre en œuvre une expérience qui permettrait éventuellement de la réfuter. C’est ainsi que uploads/Philosophie/ du-formalisme-mathematique-en-science-economique-pertinence-epistemologique-et-ethique.pdf
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- Publié le Nov 20, 2022
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