Recherches n° 56, Les discours en classe de français, 2012-1 DISCURSIVITÉ, GÉNÉ

Recherches n° 56, Les discours en classe de français, 2012-1 DISCURSIVITÉ, GÉNÉRICITÉ ET TEXTUALITÉ Distinguer pour penser la complexité des faits de discours Jean-Michel Adam Université de Lausanne Le thème de la présente livraison de Recherches, en interrogeant l’étonnant retrait du concept de discours dans les instructions d’enseignement du français, m’intéresse car il pourrait être suivi, dans quelques années, par la disparition du concept de texte, si l’on en juge par la posture post-textualiste actuellement « à la mode » dans le domaine de la critique littéraire. Le traitement des concepts issus des théories du langage par la didactique est toujours intéressant et, conformément à la demande qui m’a été faite par Isabelle Delcambre, au nom des initiateurs de ce volume, je m’en tiendrai à une tentative d’éclaircissement de ma position sur l’importance de la question du discours et sur ses relations aux concepts liés de texte et de genres. Je viens de consacrer plusieurs années de travail à une révision de mon livre sur La linguistique textuelle. Introduction à l’analyse textuelle des discours (2011a), à une assez profonde récriture de Les textes : types et prototypes (2011b) et à une mise en œuvre de ma conception des rapports entre genres et textualité dans Genres de récits. Narrativité et généricité des textes (2011c). Je convoquerai également les résultats d’une longue recherche sur le genre du conte (Adam & Heidmann 2009) qui a débouché par ailleurs sur une analyse discursive et interdisciplinaire des contes de Perrault (Heidmann & Adam 2010). À partir des positions et des résultats 10 exposés plus longuement et exemplifiés dans ces ouvrages1, je vais essayer de résumer ma position sur un remplacement du concept de discours par celui de genres, qui m’apparait comme une réduction qui touche autant le concept de genre que celui de discours. Je montrerai que les concepts de texte, de genres et de discours ne sont pas des concepts isolés, mais qu’il faut toujours envisager le système de concepts qu’ils forment dans le cadre de telle ou telle théorie du langage. Je crois, avec Edgar Morin et Roman Jakobson, qu’en linguistique comme dans d’autres domaines de la recherche : « Nous ne pouvons pas vraiment isoler les éléments, mais seulement les distinguer. Si nous sommes amenés à les traiter séparément au cours du processus de l’analyse linguistique, nous devons toujours nous souvenir du caractère artificiel d’une telle séparation » (Jakobson 1963 : 26). Pour combattre la tendance spontanée à la simplification, il est nécessaire d’établir des distinctions et de penser l’objet d’étude en termes de relations. C’est ce que rappelle, dans le cadre épistémologique des théories de la complexité, Edgar Morin : « Il ne faut pas confondre distinguer, opération nécessaire à toute pensée, et isoler qui est l’opération de simplification ne parvenant plus à établir la communication entre ce qu’elle a séparé plus encore que distingué » (Le Moigne & Morin 1999 : 219). Dans ses entretiens avec Jean-Louis Le Moigne, Edgar Morin ajoute ces mots qui expliquent ma conception de la linguistique textuelle et son ancrage dans l’analyse des discours : Ce qui, tout au contraire, fait le charme et la richesse de la pensée, c’est d’être capable d’établir les distinctions et les relations, c’est-à-dire de jouer sur deux registres contradictoires. C’est la phrase de Pascal que j’affectionne : je tiens pour impossible de connaitre le tout sans connaitre particulièrement les parties et de connaitre les parties sans connaitre le tout. […] La connaissance me semble caractérisée par ce mouvement de va et vient. (1999 : 219) Tous mes travaux ont pour but de penser les relations entre composantes micro- linguistiques de bas niveau (mots et phrases) et ancrage des énoncés dans la textualité et dans une discursivité englobante. Le linguiste russe Valentin N. Volochinov exprimait déjà très clairement, en 1929, cette nécessité de dépasser les limites classiques de la linguistique, en passant de la phrase à la composition textuelle et à la discursivité définie comme ce « fond des autres énoncés » circulant dans une sphère socio-idéologique : La construction de la phrase complexe (la période), voilà tout ce que la linguistique peut prendre en compte. Quant à l’organisation de l’énoncé complet, elle en renvoie la compétence à d’autres disciplines : la rhétorique et la poétique. La linguistique n’a pas de méthode pour aborder les formes de composition d’un tout. C’est pourquoi il n’y a ni transition progressive, ni même aucun lien entre les formes linguistiques des éléments de l’énoncé et celles de la totalité qu’il constitue. Ce n’est qu’en faisant un saut qualitatif qu’on passe de la syntaxe aux questions de composition. Cela est inévitable, puisque l’on ne peut percevoir et comprendre les formes d’un énoncé en tant __________ 1. Je renvoie également, en particulier pour la question du « contexte », à Adam 2006b et, pour celles de l’intertextualité et de l’interdiscursivité, à Adam 2006a. D’autres exemples et des développements complémentaires y sont présentés. 11 que totalité que sur le fond des autres énoncés formant eux-mêmes une totalité dans l’unité d’une même sphère idéologique donnée. (2010 : 281) 1. LA QUESTION DU DISCOURS DANS UNE THÉORIE DU LANGAGE 1.1. Le discours chez Saussure et Benveniste Dans ses notes manuscrites, Saussure posait déjà la question du discours (2002 : 277) en séparant la phrase, qui « n’existe que dans la parole, dans la langue discursive » (2002 : 117), et le signe qu’il définit comme « une unité vivant en dehors de tout discours dans le trésor mental » (id.). Saussure s’intéressait surtout à l’opération qui permet d’abstraire le système de la langue à partir des faits de discours : Toute la langue entre d’abord dans notre esprit par le discursif, comme nous l’avons dit, et comme c’est forcé. Mais de même que le son d’un mot, qui est une chose entrée également dans notre for intérieur de cette façon, devient une impression complètement indépendante du discursif, de même notre esprit dégage tout le temps du discursif ce qu’il faut pour ne laisser que le mot. (2002 : 118). Sa définition du discours comme établissement d’un lien entre signes laissait ouverte la question de la phrase : « Le discours consiste, fût-ce rudimentairement, et par des voies que nous ignorons, à affirmer un lien entre deux des concepts qui se présentent revêtus de la forme linguistique, pendant que la langue ne fait préalablement que réaliser des concepts isolés, qui attendent d’être mis en rapport entre eux pour qu’il y ait signification de pensée » (2002 : 277). Dans le Cours de linguistique générale, la phrase apparait comme l’unité maximale de la syntagmation et Saussure se demande jusqu’à quel point, soumise aux variations individuelles, elle appartient à la langue (1967 : 148). La phrase lui apparait comme une unité problématique qui relève de la langue dans sa dimension syntagmatique et de la parole dans sa dimension discursive. La vulgate nous a fait croire que Saussure rejetait la parole/langue discursive hors de la linguistique, mais il n’en est rien : « La linguistique, j’ose le dire, est vaste. Notamment elle comporte deux parties : l’une au plus près de la langue, dépôt passif, l’autre qui est plus près de la parole, force active et origine véritable des phénomènes qui s’aperçoivent ensuite peu à peu dans l’autre moitié du langage. Ce n’est pas trop que les deux » (2002 : 273). Il ne faut pas oublier que la linguistique dont rêvait Saussure, sous le nom de sémiologie, est ainsi définie dans un de ses manuscrits les plus avancés : « Sémiologie = morphologie, grammaire, syntaxe, synonymie, rhétorique, stylistique, lexicologie, etc., le tout étant inséparable » (2002 : 45). Benveniste a repris ce questionnement au point où Saussure l’avait laissé. Dans son célèbre article sur les « niveaux de l’analyse linguistique » (1966 : 119-131), il définit la phrase comme une unité de discours : « La phrase appartient bien au discours. C’est même par là qu’on peut la définir : la phrase est l’unité du discours. […] La phrase est une unité, en ce qu’elle est un segment de discours » (1966 : 130). 12 Benveniste repousse la phrase au-delà du dernier niveau de l’échelle des combinaisons linguistiques codées et adopte une position épistémologiquement forte : avec la phrase « une limite est franchie » (1966 : 128). Il le redit ailleurs : « Du signe à la phrase il n’y a pas transition, ni par syntagmation ni autrement. Un hiatus les sépare » (1974 : 65). À cela il trouve une raison énonciativo-discursive : Si le « sens » de la phrase est l’idée qu’elle exprime, la « référence » de la phrase est l’état de chose qui la provoque, la situation de discours ou de fait à laquelle elle se rapporte et que nous ne pouvons jamais, ni prévoir, ni deviner. Dans la plupart des cas, la situation est une condition unique, à la connaissance de laquelle rien ne peut suppléer. La phrase est donc chaque fois un événement différent ; elle n’existe que dans l’instant où elle est proférée uploads/Philosophie/ duscursivite-generecite-et-textualite-jean-michel-adam.pdf

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