EDGAR MORIN LA MÉTHODE 1. La Nature de la Nature ÉDITIONS DU SEUIL www.centrena

EDGAR MORIN LA MÉTHODE 1. La Nature de la Nature ÉDITIONS DU SEUIL www.centrenationaldulivre.fr ISBN 978-2-02-004634-3 © Éditions du Seuil 1977, pour le tome 1. La Nature de la Nature 2008, pour la préface et la présente édition Adaptation et réalisation numérique : www.igs-cp.fr www.seuil.com Mission impossible Voici donc rassemblés les six volumes de La Méthode dont la publication s’est échelonnée sur presque trente ans de 1977 à 2006. Le mot « méthode » m’était venu à l’esprit et s’y était installé peu après mon séjour à l’Institut Salk, à La Jolla (Californie) en 1969- 1970[1]. Dans cet institut de recherches biologiques, j’avais d’abord songé à préparer un texte sur « biologie et sciences humaines ». Durant cette période, je ne m’étais pas contenté d’assimiler la « révolution biologique » d’alors. Mes investigations dans la General System Theory, dans les œuvres de Bateson, Wiener, Ashby, von Neumann – investigations continuées à Paris avec les travaux, essentiels pour moi, de von Foerster et Gottard Gunther –, me conduisaient, plus en profondeur, à repenser le problème de la connaissance, à partir de nouvelles possibilités conceptuelles. Les unes me permettaient de transformer ma dialectique héritée de Hegel et Marx en une « dialogique » qui assumait les contradictions ; les autres me libéraient de la causalité linéaire pour en arriver aux idées de « boucle » pas seulement rétroactive, mais aussi récursive. La notion de complexité commençait à prendre forme dans mon esprit. À vrai dire, j’accumulais les notes de lecture, et le mot « méthode » en s’imposant en moi appelait la recherche d’une méthode de connaissance apte à affronter la complexité. Toutefois, c’est un rameau prématuré de La Méthode qui vit d’abord le jour. De fait, j’organisai en 1972, sous la tutelle efficace de Jacques Monod et en collaboration avec Massimo Piattelli-Palmarini, un colloque international sur « l’Unité de l’Homme » à l’abbaye de Royaumont, où nous avions installé un centre d’études voué à l’anthropologie fondamentale, laquelle comportait évidemment la dimension biologique de l’humain. C’est pour ce colloque que je rédigeai une communication intitulée « Le Paradigme perdu : la nature humaine », et Serge Moscovici me suggéra d’en faire un livre. Fort de ma nouvelle culture, reliant les études séparées et cloisonnées sur les sociétés de primates et sur les sociétés archaïques humaines, me fondant sur la nouvelle préhistoire postérieure aux années 1960, montrant à la fois le lien et la rupture entre nature et culture, intégrant les nouveaux outils conceptuels qui prenaient forme et force en moi, et prenant conscience du caractère paradigmatique de la connaissance complexe, je rédigeai ce livre assez facilement. Je le fis en des lieux méditerranéens de bonheur et aussi à Salvador de Bahia, dans l’ancienne maison des esclaves transformée en musée. *** Par la suite, mes idées ont commencé à s’articuler les unes aux autres et à s’organiser. J’en arrivai à la décision de rédiger La Méthode. Je profitai d’abord d’un séjour d’un trimestre à la New York University pour rédiger dans l’euphorie l’introduction générale (septembre 1973). Je dois dire – en m’excusant rétrospectivement auprès de Tom Bishop, personne invitante – que cette rédaction fut conduite au détriment de mon cours, qui aurait pu être très intéressant, sur la complexité en littérature. J’étais logé au vingtième étage d’une tour, sur Bleecker street, au cœur du Village. De mes fenêtres, je voyais la jonction entre l’Hudson et la River, plus loin, la statue de la Liberté, et dans le ciel les avions qui, à la queue leu leu, descendaient vers l’aéroport. Ma chambre était située à l’est, et chaque matin, le soleil levant venait m’éblouir et me catapulter hors du lit. Je rédigeais dans une véritable exaltation, la radio allumée, dans un flux de musique. Parfois, un air comme Angie me faisait lever et danser tout seul. Cette introduction générale, c’était comme un noyau qui contenait virtuellement toute la suite, même s’il fallut les développements ultérieurs pour qu’il prenne rétrospectivement ce caractère nucléaire. Puis j’imaginai alors un seul volume en quatre parties : 1. La nature de la nature, 2. La vie de la vie, 3. Le devenir du devenir, 4. La connaissance de la connaissance. J’élaborai un plan (provisoire comme tous mes plans). Je continuai à prendre des notes que je ventilais selon ces grands thèmes. Je suis rentré à Paris au début de l’année 1974. Au cours du premier semestre de l’année, mon temps était haché, j’étais angoissé, mécontent de moi, j’avais perdu l’élan qui m’avait soulevé à New York, je ne pouvais ni quitter Paris ni rester à Paris. Tout déplacement pour des conférences m’apparaissait comme une perte de temps et, de toute façon, je perdais mon temps. Je devais cependant partir pour une semaine en Toscane, à Figline Valdarno, pour un colloque que j’avais coorganisé avec Candido Mendes dans la villa de mon ami Simone di San Clemente, Il Palagio[2]. J’avais choisi ce lieu si différent des salles universitaires ou des salons d’hôtel à colloques. Simone produisait du vin et de l’huile d’olive. La cuisine toscane servie à sa table était exquise. Pourtant, c’est sans enthousiasme que je m’étais rendu à ce colloque. Arrivé à la gare de Florence, j’étais attendu par I., nièce de Simone, une jeune femme qui m’avait déjà témoigné de la sympathie, lors d’un séjour précédent en Toscane. Tandis qu’elle me conduisait au Palagio, je lui racontai mon impuissance à rédiger, et elle devina ma tristesse... Comme l’ange de chair qu’elle était, elle vint la première nuit m’apporter ardeur et joie de vivre, et durant ce séjour au Palagio, puis huit jours à Rome, elle m’inspira un amour dont la combustion fut si totale qu’il ne laissa ni cendres ni regret lorsque nous nous quittâmes sur le quai de la gare de Turin, moi rentrant à Paris, elle partant pour Bali. Ce qui se révéla capital pour La Méthode, c’est que cette Providence m’avait donné toute l’énergie nécessaire. De plus, elle avait trouvé une solution pour m’aider à rédiger. Elle avait contacté son ami Lodovico Antinori – que je connaissais du reste – qui possédait sur ses terres de Toscane maritime, près de Bolgheri, d’anciennes fermes qu’il louait à des vacanciers. Il m’offrait l’hospitalité de l’une d’elles. De retour à Paris, je préparai mon départ pour la Toscane en rassemblant notes, papiers, documents, etc. Je dus retarder ce départ de quelques jours : mon père se faisait opérer de la cataracte à l’hôpital des Quinze-Vingts. Deux jours avant de partir, je rencontrai chez ma voisine de palier et amie de la rue des Blancs-Manteaux une jeune femme brune dont les yeux bleus me vrillèrent le cœur. À un moment, elle caressa de deux doigts le dos de ma main. Mais vu l’imminence de mon départ, je renonçai à l’idée de la revoir. Le lendemain matin, comme je sortais de chez moi pour aller voir mon père aux Quinze-Vingts, je la rencontrai devant la porte de mon immeuble. Je lui proposai de m’accompagner à l’hôpital et elle accepta, puis, sur ma demande, me donna son numéro de téléphone. Le lendemain, je lui téléphonai et lui proposai bêtement : « Accepteriez-vous de venir demain à Genève avec moi ? » Je comptais faire étape, non à Genève même, mais à Collonge, charmante villégiature sur le Léman. Elle me demanda de la rappeler une heure plus tard et elle accepta alors mon invitation. Je suis venu la chercher le matin avec ma Volkswagen bourrée de papiers et de livres à l’arrière, avec en plus ma petite machine à écrire électrique Olivetti. Elle m’accompagna au-delà du lac Léman, jusqu’aux terres toscanes de mon ami. Je m’installai dans une maisonnette. Elle venait trois jours par semaine, elle fut ma seconde Providence et m’apporta la combustion amoureuse capable de mettre en activité mon haut-fourneau. Il manquait quelque chose dans cette maison : elle n’avait pas vue sur la mer. Elle en était séparée par une bande boisée... Comme j’en parlais chez Lodovico lors d’un repas auquel assistait une belle amie de mon ami, celle-ci me suggéra d’aller dans le château désaffecté du marquis Incisa, oncle de Lodovico, château qui se trouvait au sommet d’une colline boisée dominant la mer... C’était le lieu qu’il me fallait. On entrait dans la propriété, au bas de la colline, en ouvrant une barrière dont j’avais la clé, puis on montait deux ou trois kilomètres d’une route privée, au milieu des animaux sauvages, car le marquis avait interdit toute chasse. J’ouvrais la porte du château avec une énorme clé. Dans une aile, il y avait un petit appartement aménagé qui dominait la mer et les îles. Il n’y avait pas de téléphone. Le château était gardé par un couple, le mari ouvrier partant tous les jours à vingt kilomètres, la femme me faisant la cuisine... Celle-ci voulait me servir souvent du veau alors que je préférais sa charcuterie, ses pâtes et son pain trempé à l’huile d’olive frotté d’ail et de tomate. « Ma, me disait-elle, uno professore debbe mangiare vitello. » (« Un professeur doit manger du uploads/Philosophie/ edgar-morin-la-methode-01-la-nature-de-la-nature.pdf

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