Platon, Nietzsche et les images* La dialectique, la forme de savoir la plus hau

Platon, Nietzsche et les images* La dialectique, la forme de savoir la plus haute, doit selon Platon se passer d’images, moyennant quoi, il la situe au sommet d’une ligne qu’il trace et sectionne ;l’image de la Ligne est,dans la République,précédée d’une analogie entre le bien et le soleil et suivie du mythe de la Caverne. L’acharnement mis à réclamer et à rendre raison de toutes choses n’a chez Platon d’égal que la fréquence de son recours à des images, comparaisons, métaphores, allégories et mythes en tous genres. D’où la décision de certains philosophes ou historiens de la philosophie d’infliger à ses textes une sorte de purification, ne voyant là que le signe d’un génie poétique en quelque sorte supplémentaire. Dans le cas de Nietzsche, chez qui cette sorte de génie n’aurait vraiment pas été suffisamment refoulée, le tri entre le bon grain et l’ivraie est plus difficile et peut même conduire à faire douter de sa qualité de philosophe. Le 28 mars 1874, Rohde écrit à Nietzsche à propos de la deuxième Inactuelle :« Tu procèdes trop peu par déduction.Tu files […] des métaphores – pas toujours heureuses et souvent bancales – au-delà de ce qui est souhaitable »1. Nietzsche semble faire sien ce jugement dans son « Essai d’Autocritique » (1886) :la Naissance de la Tragédie lui paraît à présent « un livre impossible », « hérissé d’images forcenées, incohérentes […] manquant de l’exigence d’une logique impeccable, très convaincu et, pour cette raison, se dispensant de fournir des preuves, doutant même qu’il convienne de prouver »2. Pourtant, dans ce même essai, il se reproche d’avoir parlé et non chanté. * Une version de ce texte a été publiée dans le Giornale Critico della Filosofia Italiana,Settima serie, vol. I, fasc. 2, Maggio-Augusto 2005. 1. Cosima Wagner exprime également dans son journal son inquiétude quant à la « grande influence » exercée par Hölderlin sur le professeur Nietzsche : « enflure rhétorique, accumulation d’images fausses. » 2. NIETZSCHE, Œuvres Philosophiques Complètes (noté par la suite OPC), Paris, Gallimard, t. I* : La Naissance de la tragédie, « Essai d’autocritique », § 3, p. 27-28. Monique Dixsaut 12 Platon, Nietzsche et les images Une même contradiction, donc, mais en quelque sorte en miroir. D’où ces questions, elles aussi en miroir : comment Platon peut-il concilier sa condamnation de l’image, puissance d’illusion et de fausseté, avec une écriture qui en fait un usage constant ? Et comment le chant, le dithyrambe dont Nietzsche se proclame curieusement l’inventeur, pourrait-il s’accommoder d’une « logique impeccable » ? La crainte des images et des métaphores Je prendrai pour point de départ l’aphorisme 145 du Voyageur et son Ombre (1880) : Contre images et comparaisons. – Par les images (Bilder) et les comparaisons (Gleichnisse), on persuade (überzeugt man), mais ne démontre pas (aber beweist nicht). C’est pourquoi (Deshalb) on a, à l’intérieur la science (innerhalb der Wissenschaft), une telle crainte (Scheu) des images et des comparaisons ; là on ne veut justement pas ce qui persuade, ce qui rend croyable (das Überzeugende, das Glaublich-Machende) et on exige plutôt la plus froide méfiance (das kälteste Misstrauen), ne serait-ce que par le style et les murs nus : car (weil) la méfiance est la pierre de touche pour l’or de la certitude (Gewissheit)1. L’aphorisme commence par énoncer une thèse assez banale, qui s’appuie sur l’opposition canonique entre persuasion rhétorique et démonstration scientifique. La seconde phrase, avec ses articulations : « c’est pourquoi », « car », semble vouloir en donner une justification logique. Mais, logique, l’explication apportée ne l’est justement pas. Celui qui est « dans la science » éprouve une crainte, cette crainte est l’expression d’une volonté, cette volonté exige un certain degré de méfiance. Avec le complexe crainte / volonté / méfiance, l’explication révèle la nature psychologique de ce qui pourrait passer pour normatif, c’est-à-dire pour une exigence imposée par l’essence même de la science. L’antithèse persuader / démontrer oppose en fait pathos à pathos : croyance à méfiance. Si on se reporte à l’aphorisme 344 du Gai Savoir2, qui développe celui du Voyageur et son ombre, on y lit entre autres ceci : « Le commencement de la discipline de l’esprit scientifique ne serait-il pas de ne plus se permettre de conviction ? » Pour Nietzsche comme pour Platon, le désir de connaître n’est ni naturel ni premier, et si la connaissance vient pour eux en second, ce qui est premier n’est pas l’absence de connaissance, c’est pour Nietzsche la conviction (Überzeugung), pour Platon le croire-savoir, la doxa. 1. J’ai repris en la modifiant légèrement la traduction française de R.Rovini,dans OPC,t. III/2, p.241.Gleichnis, on le sait,est un mot polysémique difficilement traduisible.Il a servi d’abord à désigner les paraboles de la Bible, puis a pris le sens général d’image, comparaison, symbole, allégorie, analogie (c’est le terme employé pour désigner la Ligne et la Caverne du l. VI de la République), voire de métaphore et de figure rhétorique. Il faut aussi y entendre Goethe : Alles Vergängliche / Ist nur ein Gleichnis (« T oute chose périssable / Est symbole seulement »). 2. Dont H.BIRAULT a donné un remarquable commentaire,« En quoi,nous aussi,nous sommes encore pieux », RMM, 1962, p. 25-64, repris dans Lectures de Nietzsche, J.-F . Balaudé et P .Wotling (éds.), Paris, Le Livre de Poche, 2000, p. 409-467, voir p. 422. Cf. Par delà Bien et mal, OPC, t. VII, § 24, p. 43 et La Généalogie de la morale, ibid., § 24, p. 338-339. Comment l’opinion peut-elle être première, comment peut-on commencer par affirmer ou nier péremptoirement ce dont on n’a pas de savoir ? Cette question platonicienne trouve, comme chez Nietzsche, sa réponse dans une généalogie. Si l’opinion se laisse retourner par la persuasion, c’est parce que la persuasion en est l’origine (Timée, 51 d-e). Persuader n’est pas le propre de ces experts que sont les rhéteurs, ils ne font qu’exploiter une tendance naturelle. T oute opinion est pour Platon une croyance, cette croyance a pour origine les valeurs auxquelles le sujet adhère, ces valeurs sont l’expression des pulsions irrationnelles qui jouent en son âme.En langage nietzschéen,cela se dit :« Des passions naissent les opinions : la paresse d’esprit les fait cristalliser en convictions »1. « Les convictions sont des prisons », elles sont « des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges »2, ce que pensait certainement aussi Platon. Comment sortir de cette prison de l’opinion ou de la conviction ? La réponse platonicienne est le questionnement socratique, l’impératif du « rendre raison », ce dont l’opinion est précisément incapable. « La plupart des hommes, écrit Nietzsche, ne trouvent pas méprisable de croire telle ou telle chose et de vivre conformément à ces choses, sans avoir au préalable pris connaissance des raisons dernières et certaines, pour ou contre elles, et sans même s’être donné la peine de trouver ces raisons […], ne pas trembler du désir et de la joie de l’interrogation […] c’est cela que je trouve méprisable »3. Mais la croyance n’est pas seulement le propre de l’ignorance, puisque selon Nietzsche le savant croit lui aussi de manière irraisonnée à la validité absolue de sa méthode et de son but, et Platon doute que méritent d’être nommés « savoirs » les sciences produites par une pensée qui tient pour « principes » des hypothèses jamais mises en question. Le contraire naît donc de son contraire, la méfiance du savant de sa croyance à la science. Comme toute croyance, celle-ci produit des images, ou plutôt un certain type d’images : des idoles, en l’occurrence l’idole de la science, de la méthode, de la rigueur de la démonstration, de l’objectivité du jugement, de la certitude. Ce qui aurait pu passer pour le paragraphe d’un chapitre de manuel sur l’esprit scientifique appartient donc en fait à la psychologie nietzschéenne du savant. L’homme qui est à l’intérieur de la science a une « dépendance pathologique » envers une seule optique, stricte et contraignante. L’auteur de l’aphorisme, lui, est un voyageur, or un voyageur n’est évidemment pas l’homme d’une seule perspective, il n’est pas soumis à un seul but et ne préjuge pas qu’il n’existe qu’un seul chemin pour l’atteindre. Il ne reprend pas à son compte la méfiance du savant, c’est au contraire sa méfiance envers Monique Dixsaut 13 1. OPC, t. III/1 : Humain trop Humain, IX, § 637, p. 334-335. 2. Ibid., IX, § 483, p. 292. 3. OPC, t. V : Le Gai Savoir, I, § 2, p. 52-53. 14 Platon, Nietzsche et les images elle qui transparaît dans ce texte. Cette lecture me semble d’autant plus s’imposer que font irruption dans les dernières lignes trois de ces images ou métaphores que son titre semblait vouer l’aphorisme à condamner : la méfiance est froide, les discours scientifiques sont des murs nus, l’or de la certitude doit être éprouvé par la pierre de touche de la méfiance. La thèse de départ reçoit ainsi à coup sûr un autre éclairage et se trouve comme mise entre guillemets. La froideur de la uploads/Philosophie/ platon-nietzsche-images.pdf

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