L’Effet-Gourou Dan Sperber (trad : Nicolas Pain) 16 avril 2009 Une ´ enonciation
L’Effet-Gourou Dan Sperber (trad : Nicolas Pain) 16 avril 2009 Une ´ enonciation obscure est consid´ er´ ee comme d´ efectueuse. Tel n’est pas le cas pour les discours et les ´ ecrits des gourous1 intellectuels. Le probl` eme n’est pas que des lecteurs manquant de comp´ etence s’abstiennent, ` a raison, de porter un jugement sur ce qu’ils ne comprennent pas ; mais que trop souvent ces lecteurs jugent profond ce qui leur ´ echappe. L’obscurit´ e inspire le respect. C’est un fait dont je n’ai ´ et´ e que trop conscient, vivant dans le Paris de Sartre, de Lacan, de Derrida et d’autres fameux maˆ ıtres ` a penser r´ eput´ es difficiles ` a interpr´ eter. Je voudrais expliquer ici cet « effet-gourou ». Croire et avoir confiance Il y a deux mani` eres de croire. Une croyance peut ˆ etre v´ ecue dans la mesure o` u on en a une exp´ erience subjective-, comme la simple conscience d’un fait, sans la repr´ esentation des raisons qui nous poussent ` a l’accepter comme un fait. Il en va ainsi de la majeure partie de nos croyances ordi- naires. Elles sont le produit de nos processus cognitifs spontan´ e, et nous les tenons comme allant de soi, sans autre examen. Je crois que le soleil brille parce que je vois qu’il en est ainsi ; je crois qu’il a plu hier parce que je me rappelle qu’il a plu ; et je crois que vous ˆ etes de bonne humeur, parce que j’interpr` ete spontan´ ement de cette mani` ere l’expression de votre visage. Dans ces exemples, « parce que » n’introduit pas les raisons qui auraient pu compter lorsque j’ai form´ e ces croyances, mais plutˆ ot les processus causaux dont elles sont issues. Ces croyances sont « intuitives » au sens o` u elles s’im- posent ` a nous, sans que nous soyons conscients du processus par lequel elles le font. Il y a d’autres croyances que j’accepte, elles, parce que je crois pour commencer qu’il y a de bonnes raisons de les accepter. Je crois que le soleil brillera demain, parce que le bulletin m´ et´ eo l’a dit et parce que ses pr´ evisions sont g´ en´ eralement fiables. Je crois que vous venez de vous r´ econcilier avec votre ami, au t´ el´ ephone, parce que c’est la meilleure explication que je puisse trouver ` a la soudaine am´ elioration de votre humeur. Dans ces exemples, « 1«Par gourou», il faut entendre « maˆ ıtre ` a penser » et non « maˆ ıtre spirituel dans la tradition brahamique ». 1 parce que » introduit une raison qui me pousse ` a accepter une croyance. Une croyance de ce type est peut ˆ etre dite « r´ eflexive », au sens o` u on la consid` ere en mˆ eme temps que les raisons qu’on a de l’accepter. Penser une raison est autant un processus cognitif que la perception, la m´ emoire et l’appr´ ehension intuitive des humeurs d’autrui. Inversement, le fait que la perception, la m´ emoire et l’appr´ ehension intuitive des hu- meurs soient des processus cognitifs fiables nous donnerait une raison si l’on en cherchait une pour recevoir les croyances qu’elles g´ en` erent. L’opposition entre « croyances intuitives » et « croyances r´ eflexives » est une opposition entre croire sans raisons mentalement repr´ esent´ ees et croire avec de telles raisons.2. Ce n’est pas une opposition entre des croyances qui seraient issues d’une cause et d’autres seraient issues de raisons. Les raisons qui nous poussent ` a accepter une croyance peuvent ˆ etre « internes », c’est-` a-dire porter sur le contenu de la croyance : je crois qu’une proposition est vraie parce que j’accepte un argument dont cette proposi- tion d´ ecoule. Cet argument peut ˆ etre empirique : je crois que le gˆ ateau qui est dans le four est cuit parce que la lame du couteau que j’y ai enfonc´ ee est ressortie s` eche. Cet argument peut ˆ etre purement formel : je crois qu’il n’existe pas de plus grand nombre, parce que, ´ etant donn´ e un nombre pre- mier quelconque, je sais comment construire un nombre premier encore plus grand. Les raisons qui nous poussent ` a accepter une croyance peuvent ˆ etre ex- ternes, c’est-` a-dire porter sur la source de la croyance : je crois ce qu’on m’a dit ou ce que j’ai lu parce que je juge que la source est fiable. Je crois que Marie va venir dˆ ıner ce soir parce qu’elle l’a dit et que j’ai confiance en elle. Je crois qu’il y a des tensions entre le Pr´ esident et le Premier ministre parce que Le Monde l’a dit et que je pense que les analyses qu’ils proposent sur ces questions sont g´ en´ eralement fiables. Les Catholiques croient que le P` ere, le Fils et le Saint-Esprit sont une seule et mˆ eme personne parce que les prˆ etres le disent et parce qu’ils ont confiance en leurs prˆ etres. On peut croire qu’un ami, un journal ou un prˆ etre est digne de confiance de fa¸ con intuitive ou r´ eflexive. Intuitivement, j’ai confiance en Marie sans avoir jamais r´ efl´ echi ` a sa fiabilit´ e. Quand, en revanche, on croit r´ eflexivement qu’une source est digne de confiance, alors, comme pour toute croyance r´ eflexive, on peut le croire pour des raisons internes (c’est-` a-dire portant sur le contenu de la croyance), ou pour des raisons externes (c’est-` a-dire portant sur la source de la croyance). Les enfants de confession chr´ etienne peuvent croire qu’un prˆ etre est digne de confiance parce que leurs parents (en lesquels ils ont intuitivement confiance) leur ont dit qu’il l’est (raison externe). Je crois que Le Monde est, de mani` ere g´ en´ erale, digne de confiance parce que j’ai eu beaucoup de preuves directes de sa fiabilit´ e (raison interne). On peut commencer par accepter l’autorit´ e d’une personne en vertu de sa 2Sur cette distinction, voir Sperber 1997. 2 r´ eputation -une raison externe-, et modifier ensuite notre confiance en vertu de ses actes -raison interne-. Parce qu’on m’avait vivement recommand´ e de consulter le m´ edecin Z, je suis all´ e la voir. Aujourd’hui, je continue de la consulter et je la recommande moi-mˆ eme ` a d’autres personnes, parce que, dans mon exp´ erience, ses diagnostics et ses conseils th´ erapeutiques ont ´ et´ e confirm´ es et ont renforc´ e ma confiance en elle. Avoir confiance et interpr´ eter : La fa¸ con dont on ajuste son degr´ e de confiance en une autorit´ e peut ˆ etre affect´ ee par ce qu’on appelle, en psychologie du raisonnement, le « biais de confirmation »3 : dans certaines conditions, le degr´ e de conviction avec lequel nous croyons quelque chose nous conduit ` a prˆ eter plus d’attention ` a ce qui confirme notre croyance plutˆ ot qu’` a ce qui l’infirme, renfor¸ cant ainsi notre conviction initiale. De nouvelles raisons internes de faire confiance sont typiquement ´ evalu´ ees sur la base du degr´ e de confiance initial. J’ai suivi l’ordonnance du docteur Z et ai retrouv´ e la sant´ e en une semaine. J’avais pens´ e que je serais gu´ eri en trois ou quatre jours. Comme j’ai confiance en Z, ma gu´ erison me donne une nouvelle raison de lui faire confiance. Si ma confiance en Z avait ´ et´ e vacillante, alors j’aurais trouv´ e dans le le fait qu’il m’a fallu une semaine enti` ere pour retrouver la sant´ e quand j’avais escompt´ e un r´ etablissement plus rapide, comme une raison pour mettre en doute sa fiabilit´ e. Plus les donn´ ees sont passibles d’une pluralit´ e d’interpr´ etations, plus le risque d’un biais de confirmation est ´ elev´ e. Et peu de choses conduisent aussi bien ` a des interpr´ etations divergentes que des ´ enonc´ es obscurs. Aussi n’est- il pas surprenant de souvent observer que les interpr´ etations de ces ´ enonc´ e sont fortement biais´ ees par l’autorit´ e initialement accord´ ee ` a leur source. Les pratiques divinatoires pratiqu´ ee ` a travers le monde fournissent la meilleure illustration de ce genre de charit´ e interpr´ etative : les consultants interpr` etent des ´ enonc´ es sibyllins -comme les ´ enonc´ es des sibylles ` a leur ´ epoque- d’une mani` ere, pertinente pour eux et qui, en outre, qui confirme la croyance en les pouvoirs qu’ils attribuent au devin : La voyante : Je vois un homme grand. . . Je vois un oiseau. . . des personnes qui vous sont ch` eres qui souffrent. . . Le client : Incroyable ! Oui, tout le monde a ´ et´ e malade apr` es le r´ eveillon et le volailler ` a qui nous avons achet´ e la dinde ´ etait en effet tr` es grand ! La charit´ uploads/Philosophie/ effet-gourou.pdf
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- Publié le Dec 05, 2022
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