1 Contenu intentionnel et contenu propositionnel Introduction : les théories re

1 Contenu intentionnel et contenu propositionnel Introduction : les théories représentationnelles de la conscience Depuis la fin des années 1970, la question de la « conscience » constitue le principal problème, du moins « le problème difficile » (Chalmers 1995), de la philosophie de l’esprit de langue anglaise. Depuis les intuitions inaugurales de Thomas Nagel (1974) et de Frank Jackson (1982), différents travaux ont en effet soulevé l’hypothèse qu’il était constitutif de notre vie psychique – du fait d’éprouver une perception, une croyance, un désir, une pensée, etc. – d’éprouver ces actes mentaux de manière consciente, en première personne. C’est le problème de la conscience phénoménale que la littérature a épinglé en termes d’« effet que cela fait » d’éprouver tel ou tel acte mental. Les exemples classiques de la chauve-souris de Nagel ou de « la chambre de Mary » de Jackson1 ont notamment suggéré qu’un acte mental se caractérise par une expérience subjective en première personne dont aucune description en troisième personne ne peut rendre intégralement compte : jamais je ne saurai ce que perçoit la chauve-souris en se déplaçant par écholocalisation car je ne suis pas physiologiquement en mesure de faire moi-même cette expérience ; Mary a beau tout savoir des propriétés physiques des couleurs, elle éprouvera quelque chose de nouveau le jour où elle sortira de sa chambre en noir et blanc et percevra en première personne la couleur rouge. À cette idée d’une manifestation subjective de la vie mentale s’ajoute celle selon laquelle chaque expérience mentale présente une dimension qualitative qui la dissocie ce faisant des autres expériences : l’effet que cela fait de voir un avion n’est pas l’effet que cela fait de voir un hélicoptère, ni même d’entendre un avion. En conséquence, les travaux sur la conscience phénoménale aboutissent au double postulat suivant : chacune de nos expériences mentales présente une dimension subjective et une dimension qualitative qui en sont constitutives (Kriegel 2009). L’hypothèse de la dimension phénoménale de la conscience est encore aujourd’hui fortement débattue. La question de savoir si tous nos états mentaux – y compris nos états cognitifs – présentent une dimension phénoménale2 est largement controversée. Qui plus est, les débats se sont cristallisés autour de la question de savoir si une position fonctionnaliste, ou même naturaliste, était en mesure de rendre compte de cette dimension de 1 Pour un développement et une généralisation de ces exemples, cf. Dewalque et Gauvry 2016, introduction. 2 C’est l’hypothèse défendue par les partisans de la « phénoménologie cognitive ». Cf. Strawson 1994 ; Dewalque et Seron 2015. 2 l’esprit. Or il existe aujourd’hui une famille de théories qui entend proposer une réponse positive à ces questions en postulant qu’il est possible de rendre compte intégralement de la dimension phénoménale de la conscience par une théorie de l’intentionnalité. Ce sont les positions que l’on nomme théories représentationnelles de la conscience (représentationalisme) et qui connaissent aujourd’hui un succès retentissant sur la scène philosophique contemporaine. Elles défendent la thèse d’après laquelle un acte mental est un acte représentationnel, et que le ressenti subjectif et qualitatif qui le caractérise n’est lui-même rien d’autre qu’une manière de représenter le monde. Ces théories représentationnelles défendent donc une thèse intentionaliste en philosophie de l’esprit, à savoir la position selon laquelle tout acte mental présente nécessairement une structure intentionnelle. Cette thèse d’après laquelle l’intentionnalité est « la marque » de nos états mentaux (Crane 1998) est généralement présentée comme la « thèse de Brentano ». Selon sa caractérisation courante, par exemple celle qu’en propose Fred Dretske, les actes mentaux se distinguent par plusieurs caractéristiques : 1/ le pouvoir de « représenter erronément », c’est-à-dire « de “dire” ou de ”vouloir-dire” que k est F quand k n’est pas F » (Dretske 1995, 28) ; 2/ la capacité d’« être à propos de quelque chose » (aboutness) (Dretske 1995, 28) ; 3/ la saisie aspectuelle des objets : les objets des états mentaux apparaissent selon une certaine forme, « ils représentent cet objet d’une manière plutôt que d’une autre » (Dretske 1995, 31) ; 4/ le fait d’être dirigés vers quelque chose (directedness) (Dretske 1995, 32). On résume habituellement la thèse intentionaliste par la formule suivante : toute perception est perception de quelque chose, toute croyance est croyance en quelque chose, etc. (points 2 et 4). Notons que cette formulation contemporaine de la thèse de l’intentionnalité (notamment les points 1 et 3) est étroitement connectée à la lecture sémantique des attitudes intentionnelles : aux problèmes de l’intensionnalité (avec un « S »)3. Il faut noter qui plus est que, dans sa formulation récente, la thèse intentionaliste se double systématiquement d’une idée qu’elle hérite de la sémantique, à savoir celle que le contenu intentionnel auquel se rapporte l’acte mental présente le format d’une proposition susceptible d’être évaluée comme vraie ou fausse. En conséquence, elle se formule généralement comme suit : une croyance est une croyance que quelque chose est le cas, une perception est une perception que quelque chose est tel ou tel, etc. Notons enfin que la 3 On sait depuis Quine (1960) que, d’un point de vue sémantique, les attitudes intentionnelles (croire, désirer, penser, percevoir, etc.) se caractérisent par l’« opacité référentielle » de leurs contextes intensionnels. Dans de telles attitudes, le sujet se rapporte à ses objets selon une certaine détermination : il désire l’objet en tant que tel et tel, etc. Il en résulte que les règles de généralisation existentielle ou de substitution des termes co- référentiels ne fonctionnent pas dans de tels contextes. Cf. Leclercq 2010. 3 question de savoir si tous nos actes mentaux présentent une structure intentionnelle de ce type est également très débattue4. Les partisans de la thèse représentationaliste défendent pour leur part l’idée que tous nos actes mentaux, y compris les désirs, les sentiments ou les perceptions, présentent un caractère intentionnel (Tye 1995). D’un point de vue historique, ces théories représentationnelles qui ont le vent en poupe aujourd’hui se sont multipliées à partir du milieu des années 1990. Les versions les plus célèbres de ces positions – versions-standard – sont probablement celles de Fred Dretske (1995) et de Michael Tye (1995). Elles défendent la thèse d’après laquelle faire l’expérience d’un acte mental, ce n’est rien d’autre que se représenter le monde comme étant d’une certaine manière : percevoir du jaune équivaut à se représenter tel objet comme étant jaune, éprouver de l’angoisse équivaut à se représenter le monde comme étant doté de propriétés angoissantes, etc. Les actes mentaux ne se distingueraient donc pas les uns des autres par leur modalité ou par telles ou telles qualités susceptibles de les identifier en tant qu’actes mais par leur seul contenu de représentation : l’acte de perception d’un ballon jaune se caractériserait essentiellement par le fait qu’il représente un ballon comme ayant telle nuance de jaune, etc. En conséquence, selon cette thèse, toutes les spécificités phénoménales de l’acte sont reconduites à des différences de contenu. Pour la formuler autrement, la thèse représentationaliste se double alors de l’idée d’après laquelle le caractère mental – y compris phénoménal – d’un acte est « épuisé » par le contenu de celui-ci (exhaustion thesis) : pour un représentationaliste, il existe donc une équivalence stricte entre faire une expérience mentale, représenter le monde comme étant tel ou tel et avoir un contenu de représentation. Une telle conception a pu paraître séduisante sur la scène analytique car elle propose une réponse claire à la question de la conscience phénoménale. Elle semble en outre compatible avec l’aspiration naturaliste de la plupart des acteurs de la philosophie de l’esprit de langue anglaise. Pour reprendre un exemple de Tye (1992), si éprouver l’effet que cela fait de voir le bleu de l’océan ce n’est rien d’autre que se trouver dans un état intentionnel qui représente le monde comme étant un océan bleu, alors il semble légitime de faire un pas supplémentaire et d’ajouter que ce sont les propriétés physiques de l’océan qui déterminent intégralement mon état intentionnel, y compris l’effet qu’il me fait. Cependant, cette conception intentionaliste de l’esprit ne va pas sans poser de réelles difficultés. Dans ce qui suit, nous proposons d’en épingler une en particulier. En nous appuyant sur plusieurs arguments issus de la philosophie du langage ordinaire, nous examinerons s’il est possible de 4 Un auteur comme Searle, de même que Husserl ou Stumpf avant lui, pense par exemple que ce n’est pas le cas (cf. Searle 1983). 4 rendre compte de nos expériences mentales – en particulier de l’expérience perceptive – par une théorie du contenu intentionnel de quelque forme qu’elle soit. Après avoir montré les limites de l’approche que nous qualifierons de « propositionaliste » – celle qui reconduit le contenu intentionnel à un contenu de type propositionnel – nous examinerons si une approche intentionaliste plus prudente – celle que développe Time Crane depuis quelques années et qui entend dissocier soigneusement le contenu phénoménal de l’expérience de tout contenu propositionnel – est en mesure de rendre compte de la réalité de nos expériences perceptives. I. Une théorie du contenu La uploads/Philosophie/ sigle-economique.pdf

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