Paru dans J.-F. Mattéi (Dir.), L’énigme de l’être chez Heidegger, Paris, PUF, c
Paru dans J.-F. Mattéi (Dir.), L’énigme de l’être chez Heidegger, Paris, PUF, collection « Débats », 2004. Pourquoi réveiller la question de l’être? Jean GRONDIN 1. Une question doublement fondamentale pour Heidegger Selon Heidegger, la question de l’être est la question absolument fondamentale de la philosophie, mais aussi de l’existence elle-même. Thèse très forte, que personne n’avait vraiment défendue avant lui, mais qui avait le bonheur d’arrimer l’interrogation philosophique à celle que l’homme est pour lui-même dès lors qu’il se trouve confronté à la question de l’être, et de son sens. Or la thèse plus complète, quoique un peu méchante, de Heidegger est que la question de l’être en est une devant laquelle et l’homme et la philosophie tendent à se défiler, tant il s’agit d’une question déstabilisante, qui vient ébranler toutes les certitudes. L’oubli de l’être incarne donc le point de départ de cette pensée anamnétique (comme le sont toutes les grandes philosophies depuis Parménide et Platon). Oubli que l’auteur de Sein und Zeit (= SZ) paraîtra imputer à une forme inauthentique de l’existence, mais qui aurait si largement dominé la pensée occidentale que le dernier Heidegger finira par y voir la conséquence d’un destin historique, celui de la métaphysique. Il n’empêche, que ce soit sous la forme de la répétition expresse de la question de l’être dans SZ ou celle de l’Andenken (du « souvenir pensant ») de la dernière philosophie, il s’agit toujours de rappeler la pensée et l’existence à leur question essentielle, celle de l’être. 2. L’irritation des lecteurs Les lecteurs de SZ ont eux-mêmes été désarçonnés par l’ampleur et la simplicité de cette thèse. Ils ont plutôt été fascinés par la puissance des réflexions de Heidegger sur le temps, la mort, l’angoisse ou le « on ». Procédant de ces expériences radicales de la finitude, la pensée de Heidegger leur apparaissait largement anti-métaphysique. C’est pourquoi il n’ont pas immédiatement vu la nécessité d’une reprise de la question de l’être posée par Aristote. La plupart des phénoménologues qui ont voulu prolonger l’effort de 2 pensée de Heidegger ont d’ailleurs expressément contesté la primauté que ce dernier reconnaissait encore au thème de l’être. Cela est particulièrement évident chez Lévinas qui s’est très tôt demandé si l’ontologie était vraiment la discipline fondamentale de la philosophie, critique de Heidegger qui visait, en fait, l’ambition ontologique, c’est-à-dire totalisante et, à ses yeux, totalitaire, de toute la tradition. Il fut suivi par Derrida, dont la pensée de la déconstruction était aussi, voire d’abord une destruction de la question de l’être : si Heidegger nous apprend formidablement bien à décoder le langage de la métaphysique, n’est-ce pas la question de l’être elle-même – et le rêve d’une présence enfin pleine du sens ou de la vérité de l’être (comme aletheia ou Ereignis), que n’aurait pas encore abandonné Heidegger – qu’il nous oblige à déconstruire1? Jean-Luc Marion hérite de cette mise à distance lorsqu’il parle de la « construction » par Heidegger de la question de l’être. L’auteur du livre Dieu sans l’être (1982) cherche aussi à promouvoir une « phénoménologie sans l’être », fondée sur l’idée de donation, jugeé plus originelle encore que celle de l’être. Tout se passe un peu comme si le tout dernier Heidegger (celui du « es gibt » et de sa donation sans raison) se trouvait alors retourné contre celui qui aurait maintenu la primauté, encore trop métaphysique, de la question de l’être. Cette critique du primat de l’ontologie en phénoménologie française faisait écho à un soupçon analogue formulé depuis longtemps en Allemagne, même si ses inspirations étaient souvent fort différentes. Dans des articles publiés à la fin des années vingt, importants puisqu’il s’agissait d’une des premières réactions philosophiques à SZ, Georg Misch disait redouter dans la reprise heideggérienne de la question de l’être une rechute dans la métaphysique, c’est-à-dire pour lui un recul par rapport à l’historicisme de Dilthey. L’élève le plus illustre de Heidegger en Allemagne, Hans-Georg Gadamer, parlait encore, il est vrai, d’un « tournant ontologique » de l’herméneutique, mais son propos n’était pas de relancer la question de l’être, mais de souligner la nature essentiellement langagière de notre expérience du monde (« il n’y a pas de compréhension de l’être sans langage »). Ce n’était donc pas la primauté de la question de l’être, mais l’analyse heideggérienne de la compréhension et du langage qui l’inspirait. Résumant un sentiment assez répandu, Klaus Held a parlé d’une question dont l’évidence ne s’imposerait pas au regard phénoménologique - l’être n’étant jamais donné comme tel dans l’intuition - et qui témoignerait seulement de l’attrait un peu particulier 1 J. DERRIDA, La « Différance », dans le Bulletin de la Société française de Philosophie, 27 janvier 1968, 95 : « et pourtant la pensée du sens ou de la vérité de l’être, la détermination de la différance en différence ontico- ontologique, la différence pensée dans l’horizon de la question de l’être, n’est-ce pas encore un effet intra- métaphysique de la différance? » 3 qu’aurait toujours exercé la pensée du Stagirite (sinon la scolastique…) sur Heidegger. Encore s’agissait-il là des critiques les plus tendres! Faut-il mentionner les plus malveillantes et les plus polémiques? On pensera, bien sûr, à Adorno qui n’avait de cesse de stigmatiser, dans des pamphlets virulents et hargneux, le jargon de la question de l’être : futile question crypto-mystique qui trahirait surtout une fuite face à la réalité sociale et qui n’aurait pas assez médité la leçon de Hegel selon laquelle l’être équivalait au vide le plus total et à l’absence de pensée... Ernst Tugendhat, ex-élève de Heidegger, connu pour sa répudiation du concept heideggérien de vérité, s’autorisait, pour sa part, de la philosophie analytique pour décréter que la question de l’être n’avait pas d’objet et restait, en tout état de cause, sans réelle pertinence philosophique2. Singulier paradoxe : autant la question de l’être apparaissait primordiale à Heidegger, autant elle est apparue - après une première vague assez « philontologique » (Sartre3, Jaspers, Marcel, etc.), aujourd’hui un peu oubliée - superfétatoire à la plupart de ses héritiers. La question de l’être est-elle, oui ou non, essentielle à la phénoménologie et à la philosophie? S’agit-il, plus fondamentalement encore, de la question la plus urgente de l’existence humaine? 3. La vigilance d’une question plus importante que la réponse Ces critiques ne faisaient que confirmer aux yeux de Heidegger que l’oubli de l’être était assez viscéral, même auprès de ses élèves les plus immédiats. Désespéré, il demandait dans une lettre à Hermann Mörchen : cher ami, « pouvez-vous me nommer une seule étude qui ait vraiment repris ma question du sens de l’être comme question, qui l’ait méditée de manière critique, soit pour l’affirmer ou la rejeter? »4 2 G. Misch, Lebensphilosophie und Phänomenologie, Bonn, Cohen, 1930, 3e éd. Darmstadt, 1967; voir aussi ses cours de la même époque, publiés sous le titre Der Aufbau der Logik auf dem Boden der Philosophie des Lebens, Fribourg/Munich, Alber, 1994; H.-G. Gadamer,Vérité et méthode (1960), Seuil, 1996; T. Adorno, Dialectique négative (1966), Payot, 1978; E. Tugendhat, « Heideggers Seinsfrage », dans ses Philosophische Aufsätze, Francfort, Suhrkamp, 108-135; K. Held, « Heidegger und das Prinzip der Phänomenologie », dans A. Gethmann-Siefert/Pöggeler, O. (dir.), Heidegger und die praktische Philosophie, Francfort, Suhrkamp, 1989, 111-139. 3 Assurément, Sartre a parlé de l’être et d’ontologie dans le titre de son œuvre maîtresse, mais dans la dichotomie L’être et le néant, l’être désigne d’abord l’être que n’est pas l’homme, c’est-à-dire l’être en soi, totalement inintéressant. Cet être sert surtout de toile de fond négative pour donner plus de profil au « néant » ou à la liberté de notre existence. Comme le confirme la définition qu’il en donne (L’Existentialisme est un humanisme, Nagel, 1946, 12), son existentialisme est « une doctrine qui rend la vie humaine possible et qui, par ailleurs, déclare que toute vérité et toute action impliquent un milieu et une subjectivité humaine ». On ne saurait donc parler chez Sartre d’une réelle primauté de la question de l’être, ni d’un grand intérêt porté à son déploiement historique. 4 Lettre du 6 novembre 1969, citée dans H. Mörchen, Adorno und Heidegger, Stuttgart, Klett-Cotta, 1981, 637. 4 Car c’est d’abord cela la question de l’être chez Heidegger : l’amorce d’une question. Nur dies, « que cela », aimerait-on ajouter, en reprenant le mot de De l’expérience de la pensée (1947) qui faisait un peu écho aux derniers soupirs des Énnéades de Plotin, monon pros monon (seul vers le seul). Cette question, Heidegger l’a rencontrée au tout début de son itinéraire, dans les manuels de son professeur de théologie dogmatique, Carl Braig, mais aussi chez Duns Scot, et il n’a cessé de la retourner dans tous les sens dans une œuvre qui gravite autour d’un seul livre, inachevé, mais qui, avec le temps, a pris des proportions titanesques : 102 tomes sont prévus dans l’édition des Œuvres complètes (=GA), dont Heidegger a dit, dans un projet de préface, qu’elle ne proposait que « des chemins et non des œuvres », à seule fin « d’inciter à poser cette uploads/Philosophie/ grondin-heidegger-et-la-quest-de.pdf
Documents similaires
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/RrrpCTpAfK5O7DCuaoiSPgNc75gfWRSrsxawJukzR0a64AnFZ25m6mWwUDmiPfgDNurnE9ntJ8vIaNza0TdEdBG4.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/bvULTeupeEF0AK2ycwwme4IfS4nHAewYyM6CcEUT8Qe6HkpS7DXRr8GwVJD7EdoZdcUoMXvfubSip5vDZL6XJWj0.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/y3OJ7fZqDHu8yQ0Dh77uOhToEWbAxHAMfyTX9tKbIjAQtdwAvS2SMw0MWi28zQBGfDVbZnTB9i7VjbKhw3lhnEVI.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/gUntZNG8Tb2EiDPt9o7Gp0rwNPWTytXOfqyx6GWQKfKSFL524NlS2Fu0G847OlcnQYalswolwcXYrfuTMYg6Gza7.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/04C3kPUkxF3bsK3bfvjiXeC1wePvzDXlvtaezp4duykVw3SRsjFahS2L9RqwccrjXTsVIfkQ4dEry99pmE5FYiX6.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/1saLyA8Eq8zossRuKY5i02tmVC54kLqoWAvSUSq0s8ad1PsznDKSnKsRA4eYQ7JT5JT4DhaDZSxeY47EkjtsCsIS.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/Kh9r73HQeE46XX1LRvzr6Kd1k75PsOJRqR2tmZi5Hqouv14AsmL2G5puRMd2hDsUoov079kKfFGM6zyTxAHtEYfx.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/EGYOz8esb7OVYdYDL5S5sZT8Wj1w2zj88rYgfaAv7GMzmij9ixYrMRFY3t40FqZY2FAJbB11mNs4O5lvKf48DqQC.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/PELAvX7kTrPft6RTxYPn855nnxOx7w9DvrZwMAWmFILNQS0E6ZluPBsYsKn9t4NnsS5HtI4IZdE6Fi6H1ELa1QXH.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/pX5F0EpJ5bBuwvPTrosO6Q5O76qw7qJrrlHYJsaTTI6GZMA5RLD6i74orvvSQQnULowjZ8GTVa3Y6iziRtpvNBOn.png)
-
23
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 22, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.0654MB