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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca Article Martine Béland Horizons philosophiques, vol. 16, n° 2, 2006, p. 97-118. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/801321ar DOI: 10.7202/801321ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 27 octobre 2014 04:34 « Heidegger, le philosophe et la cité : sur la filiation philosophique d’un engagement politique » Heidegger, le philosophe et la cité Sur la filiation philosophique d'un engagement politique1 Sans conteste, l'engagement politique est une dimension impor- tante de la philosophie de l'existence au xxe siècle. Qu'il s'agisse de l'entreprise des Temps modernes lancée par Sartre et Merleau-Ponty, de la morale sartrienne qui s'élève contre toute forme de domination, des écrits féministes de Simone de Beauvoir ou de l'engagement d'Albert Camus, la voix politique semble toute naturelle pour la philosophie de l'existence. Toutefois, les voies politiques qu'elle a suivies ne sont pas uniformes, au point qu'il vaudrait mieux parler au pluriel des philosophies de l'existence. Martin Heidegger n'est pas à proprement parler un existentialiste, et il a lui-même cherché à se distinguer de cette appellation en 1946 dans sa Lettre sur l'humanisme qui se présente comme une répartie lancée à la conférence de Sartre L'existentialisme est un humanisme. Quel que soit le terme précis qu'il faille employer pour nommer la pensée heideggerienne, il demeure que Heidegger a élaboré, principalement dans la première moitié de sa carrière, une philosophie de l'existence humaine. Or, cette pensée a trouvé une voie d'engagement politique pour le moins problématique : en acceptant en 1933 le poste de recteur de l'université de Fribourg, le philosophe a cautionné le national-socialisme. Avec Heidegger, une philosophie de l'existence s'engage politiquement pour un régime d'extrême-droite : voilà certes un cas qui mérite examen2. En fonction de l'engagement politique de 1933-1934, de la rhétorique par laquelle Heidegger l'a affirmé, et de la position politique qui s'est par après dessinée en filigrane dans les écrits du philosophe, de nombreux commentateurs sont d'avis que l'œuvre de Heidegger est à condamner (une position qu'ont par exemple défendue Luc Ferry, Alain Renaut et Arno Munster3), voire même à retirer des rayons de philosophie pour plutôt trouver place sur les rayons d'his- toire (une position affirmée dans le récent livre d'Emmanuel Faye4). La réflexion que nous développons en ces pages n'entend pas suivre cette voie maintes fois empruntée, mais plutôt s'inspirer de celle tracée par un Nicolas Tertulian ou un Jean-Michel Palmier5 qui cherchent à rendre compte de la dimension sémantique de l'œuvre de Horizons philosophiques Printemps 2006 vol. 16 n° 2 9 7 Martine Béland Heidegger en la resituant dans le champ qui Ta vue naître. Si des chercheurs comme Domenico Losurdo et Pierre Bourdieu ont habilement travaillé à cerner les causes sociologiques de l'engage- ment politique de Heidegger6, nous cherchons pour notre part à mettre au jour ses causes proprement philosophiques. C'est la filiation philosophique de la dimension politique de la pensée heideggerienne qui nous intéresse. Une telle analyse ne signe pas le rejet de la pensée de Heidegger : elle souhaite plutôt situer les limites à l'intérieur desquelles cette philosophie peut aider à penser la modernité politique. Dans les pages qui suivent, nous nous pencherons plus précisé- ment sur l'engagement politique de Heidegger de manière à dégager ce qu'il suggère quant aux liens de la philosophie au politique, ou du philosophe à la cité. En effet, nous croyons que l'engagement poli- tique heideggerien offre à la philosophie l'occasion d'une réflexion sur le rapport parfois ambigu, et souvent problématique, qu'elle entretient avec le politique. Notre travail sera mené en trois temps. Nous nous intéresserons d'abord directement à l'engagement politique de Heidegger, en proposant une analyse de son Discours de rectorat (1933). Cela nous permettra de nous pencher en deuxième temps sur le rapport du philosophe au politique tel que l'engagement politique de Heidegger permet de le penser. Nous devrons d'abord examiner le retrait du philosophe par rapport au politique suite à l'échec de son essai d'engagement, et souligner ensuite la teneur générale des allu- sions politiques qui se sont dessinées en filigrane dans les textes du philosophe jusqu'aux années 1960. Cette analyse du rapport du philosophe Heidegger à la cité nous permettra en un troisième temps d'en retracer la filiation philosophique. Nous proposerons que les sources philosophiques du rapport heideggerien du philosophe au politique sont d'une part chez Ernst Jùnger, et d'autre part chez Friedrich Nietzsche. Avec cette étude de la filiation philosophique du rapport du philosophe au politique chez Heidegger, bien qu'elle soit limitée dans son objectif précis, nous espérons participer à la vaste entreprise, peut-être à jamais en chantier, d'une réflexion sur le rap- port du philosophe à la cité. Un engagement politique C'est le 27 mai 1933 que Heidegger prononce son Discours de rectorat à l'université de Fribourg, sous le titre Die Selbstbehauptung der deutschen Universitàt7. Le philosophe nouvellement recteur y 9 8 Horizons philosophiques Printemps 2006 vol. 16 n° 2 Heidegger, le philosophe et la cité Sur la filiation philosophique d'un engagement politique livre une exhortation aux étudiants et aux professeurs afin de les mobiliser en temps de crise politique. Si l'université a un rôle capital à jouer dans cette crise, c'est que les événements politiques témoignent selon Heidegger d'un profond oubli quant à ce en quoi consistent essentiellement la connaissance et toute pensée comme telle. Reprenant des thèmes véhiculés déjà par une branche de la philoso- phie allemande du xixe siècle qui était fermement critique de la culture démocratique en général et du monde universitaire en particulier8, Heidegger affirme que la connaissance ne serait maintenant comprise que de façon purement instrumentale, technique : voilà pourquoi selon lui «l'essence de la science» est «vidée et usée9». La pensée et la connaissance, malmenées par la «théologie chrétienne aussi bien qu'après (par) la pensée mathématiquement technique des Temps modernes10», errent loin de leur origine et de leur grandeur destinale. Heidegger croit fermement qu'une mission salvatrice pour la pensée occidentale est inscrite dans le destin du peuple allemand — et c'est pour cette raison qu'il affirme avoir accepté le rectorat de l'université de Fribourg, afin de prendre part au renouveau spirituel de l'Allemagne et de l'Occident au moyen d'une rénovation interne de l'université allemande. Heidegger lit essentiellement la crise qui secoue l'Europe comme un signe de la décadence spirituelle de l'Occident. Sur ce point, il serait en accord avec les diagnostics de Nietzsche, de Spengler et de Jûnger, par exemple. Mais ce qui fait notamment la spécificité de la lecture heideggerienne, c'est qu'elle reconnaît dans la crise européenne le moment historique de la réalisation d'une mission spirituelle qui est impartie à l'Allemagne de par le lien profond entre l'esprit allemand et l'esprit de la Grèce classique. Cette mission spir- ituelle définit la tâche politique du peuple allemand. Il est important de noter que la position de Heidegger repose ainsi sur un présupposé qui n'est pas discuté dans le Discours de rectorat, à savoir le lien intime entre l'esprit allemand et l'esprit grec. De par sa parenté avec le berceau de la pensée occidentale, l'Allemagne serait seule à même d'opérer un retour à l'essence de la science, afin de contrer l'état de dépravation de la connaissance, de l'enseignement, de la culture et de l'esprit en Europe. Or le Discours de rectorat affirme que l'essence de la science est l'unité de trois savoirs : la connaissance du peuple, la connaissance du destin de l'État et la connaissance de la mission spirituelle du peuple. Heidegger assure que l'unité de ces trois savoirs forme «l'essence originale et pleine de la science dont la mise en Horizons philosophiques Printemps 2006 vol. 16 n° 2 9 9 Martine Béland œuvre est (la) tâche11» des professeurs et des étudiants — soit la tâche propre de l'université allemande. Pour être réalisée, cette tâche demande que l'université allemande, et principalement les étudiants — «la plus jeune force de notre peuple12», affirme Heidegger —, réponde à l'injonction qui est adressée à l'Allemagne à la fois par le moment historique de la crise européenne et par la filiation entre l'esprit allemand et l'esprit grec. Pour accomplir cette mission, les Allemands doivent vouloir l'essence de la connaissance au moyen d'un «retour méditatif sur (eux)-mêmes™» qui les ramènera néces- sairement aux sources grecques de la pensée occidentale. En ramenant ainsi la pensée occidentale à sa première jeunesse, le peuple allemand, selon le recteur, s'assurera la grandeur. La tâche politique décrite dans le Discours de rectorat s'adresse à une portion précise du peuple allemand : le monde universitaire, et surtout les étudiants. Quant au peuple allemand uploads/Philosophie/ heidegger-pdf 1 .pdf
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- Publié le Jui 05, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
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