157 HERMÈS 60, 2011 Edgar Morin a, pendant de longues années, côtoyé la systémi

157 HERMÈS 60, 2011 Edgar Morin a, pendant de longues années, côtoyé la systémique. Pouvez-vous nous éclairer sur ses relations avec cette « science des systèmes » ? Sur les liens ou les oppositions de cette science avec la complexité ? Jean-Louis Le Moigne : Puis-je reformuler la question ? Ici le mot systémique est devenu un mot fourre-tout dans lequel chacun met de ce qu’il veut, compromettant ainsi une communication réflexive : ici « science des systèmes », là, « théorie (générale ou mathématique) des systèmes », ailleurs « théorie du système général », voire souvent l’oxymore « analyse de système », ou même le laxiste « approche système ». Le substantif « la systémique » a été forgée en France au cours des années 1970 pour tenter d’éviter une confusion avec le holisme que suggérait le promoteur du concept de « système général », le biologiste théoricien Ludwig von Bertalanffy (Prouteau, 2006 ; 2009). En intitulant le recueil d’anciens articles (publiés entre 1945 et 1967) qu’il avait regroupé sommairement sous le titre General System Theory (1968), il faisait passer un patchwork d’essais consacrés à l’illustration des effets pervers des méthodologies réductionnistes et mécanicistes appli- quées alors à la recherche en biologie, pour une théorie scientifique « générale ». À partir de 1973-1974, je pris conscience de la légèreté épistémologique de la « théorie générale » dans cette formulation, tout en reconnaissant qu’on pouvait en revanche en inférer une théorie bien construite de la modélisation1 ; théorie de la modélisation que l’on pouvait alors qualifier de systémique, alternative correctement argumentée à la théorie de la modélisa- tion analytique établie axiomatiquement sur les quatre préceptes du Discours de la méthode cartésien2. Jean-Louis Le Moigne Université d’Aix Marseille L’exercice de la pensée complexe permet l’intelligence des systèmes complexes Entretien réalisé par Jacques Perriault, Stéphanie Proutheau, Édouard Kleinpeter et Alfredo Pena-Vega Livre-hermes-60.indb 157 Livre-hermes-60.indb 157 16/06/11 09:04 16/06/11 09:04 Jean-Louis Le Moigne 158 HERMÈS 60, 2011 Considéré comme un attribut et non plus comme un substantif, le mot « systémique » perd son aura de démonstration scientifique « résolutoire » auquel aspi- rait la General System Theory (GST) – comme sa quasi- jumelle dans le champ des « nouvelles sciences », la « cybernétique, science de la communication et de la commande dans les systèmes naturels et les systèmes artificiels » –, mais il éclaire l’argumentation des problé- matiques « exploratoires et opératoires » en qualifiant la modélisation comme l’action de conception – construc- tion, à l’aide d’artefacts symboliques, de représentations de phénomènes perçus ou conçus par un « observateur- descripteur ». Edgar Morin soulignera cela dès les premiers chapitres du tome 1 de La Méthode (1977) : « Bien qu’elle comporte des aspects radicalement novateurs, la théorie générale des systèmes (TSG) n’a jamais tenté la théorie générale du système ; elle a omis de creuser son propre fondement, de réfléchir le concept de système. Aussi le travail préliminaire du système reste encore à faire, interroger l’idée de système » − ou, écrit-il aussi : « ouvrir la problématique systémique » (La Méthode, t. 1, 1977, p. 101). Et, pour qui lit les six tomes de La Méthode, n’est-ce pas cette interrogation permanente qui constitue le fil conducteur de ses explorations approfondies de « l’Archipel Système » ? (La Méthode, t. 1, 1977, p. 99). Aussi ne peut-on parler de « côtoie- ment pendant de longues années » d’Edgar Morin avec la problématique systémique qu’il aurait aujourd’hui délaissée voire oubliée. La problématique systémique est, aujourd’hui comme hier, permanente dans toute son œuvre (y compris, fût-ce, implicitement dans ses ouvrages bien antérieurs à la parution aux États-Unis de la General System Theory, 1968). Et, pour ma part, l’en- racinant aussi à d’autres sources, de Léonard de Vinci à Giambattista Vico, ou de Paul Valéry à Herbert A. Simon, je les retrouve totalement assimilées dans et par la problématique systémique telle qu’Edgar Morin la développe puis la « paradigmatise ». Ce qui peut justifier votre question tient à l’incom- plétude manifeste de la culture épistémologique de la plupart des auteurs, chercheurs scientifiques autant que professionnels de l’enseignement et de la formation, tous légitimement fascinés par la renaissance dans les cultures scientifiques du concept de système. Plus les effets pervers du « réductionnisme de méthode (tenu pour) indispensable à la pratique scientifique » (Atlan, 1986, p. 15), (et par là tenu pour garant de « La vérité dans les sciences ») devenaient manifestes, plus s’affir- mait l’aspiration à la prise en considération des interac- tions « médiates et immédiates » que symbolise l’idée de système. Le courant de la General System Theory bertalanffyenne devenait celui de la Systems Approach (Churchman, 1968 ; Ackoff, 1974) que l’on traduisit en français L’Analyse de Systèmes dès 1974, sans percevoir l’oxymore qui allait faire subrepticement de la modéli- sation systémique, une des variantes de la modélisation analytique. Ce glissement allait inciter les informaticiens et mathématiciens appliqués à s’approprier une analyse de systèmes redevenant analytique donc, par-là, scien- tifique à leurs yeux. Ceci d’autant plus aisément qu’à partir de 1980 (Lesourne, 1981), ce courant assimila les formulations dégagées par ceux de la « première cyber- nétique » (1948) et de la « dynamique des systèmes » (Forrester, 1961). Au prix de quelques hypothèses fortes de fermeture des modèles, ne pouvait-on l’ap- pliquer aux systèmes cybernétiques formulés à l’aide d’analyses dites de systèmes, permettant de mettre en œuvre les formalismes postcartésiens familiers, en s’ai- dant de diverses extensions dans le champ des forma- lismes du « non linéaire » ? En rebaptisant souvent du nom de Science(s) des systèmes ce domaine défini sur des objets virtuels appelés systèmes, eux-mêmes définis « à la volée par une interrelation d’éléments constituant une unité globale » (La Méthode, t. 1, 1977, p. 101). À ce stade (1980), l’appel d’Edgar Morin : « Il faut concevoir ce qu’est un système… On a toujours traité les systèmes comme des objets ; il s’agit désormais de conce- voir les objets comme des systèmes » (La Méthode, t. 1, 1977, p. 100) n’était plus guère entendu, au moins par Livre-hermes-60.indb 158 Livre-hermes-60.indb 158 16/06/11 09:04 16/06/11 09:04 L’exercice de la pensée complexe permet l’intelligence des systèmes complexes 159 HERMÈS 60, 2011 les institutions scientifiques françaises. La parution en 1982 de Science avec Conscience dont la troisième partie s’intitule « Pour la Pensée complexe », (le concept de « pensée complexe » apparaît là pour la première fois alors, avant celui de « systèmes complexes » qui ne sera visible en tant que tel qu’à partir de 1985) met bien valeur cette transition : en 1977, il écrit : « J’oppose à l’idée de théorie générale ou spécifique des systèmes l’idée d’un Paradigme systémique (irréductible à la vision trop simplifiante du Tout du Holisme) » (Morin, 1977, repris dans 1982a, p. 173). Puis, à partir de 1980, il développe « l’incompressible Paradigme de Complexité3 » (Morin, 1982a, p. 173 et 295), englobant et légitimant « le para- digme systémo-cybernétique » (La Méthode, t. 2, 1980, p. 351) à partir du « Paradigme de l’Organisation » qu’il avait introduit dans les deuxièmes et troisièmes parties du tome 1 (1977), puis dans le tome 2 de La Méthode (1980). Ainsi pouvait s’argumenter la légitimation épistémologique du concept scientifique de système entendu inséparable de celui du concept d’organisation, lui-même entendu au cœur de « l’incompressible para- digme de la Complexité ». On comprend dès lors qu’il n’ait plus privilégié les concepts de système et de systémique de façon dominante dans ses intitulés, sans pour autant l’ignorer, loin de là. Mais il lui fallait constater que la plupart des auteurs des nombreuses publications sur le concept de système n’assumaient pas l’effort de critique épistémique interne qu’appelait la problématique systémique, critique dont il avait souligné la nécessité en l’illustrant. N’est-ce pas pourtant à cet exercice de critique épistémique auquel il s’était attaché dès le tome 1 de La Méthode, à l’aide de laquelle il avait dégagé le primat du concept d’organisa- tion se formant dans « la boucle des interactions entre ordre et désordre », boucle ouverte que négligent encore les promoteurs de la théorie générale des systèmes et de ses divers avatars tant cybernétiques qu’analytiques ? Il faudrait ici rappeler l’importance des multiples autres sources qui ont irrigué la formation du paradigme épistémologique de la complexité dans et par l’œuvre d’Edgar Morin. En examinant la liste des contribu- teurs des actes du colloque L’Unité de l’homme qu’il anima avec Massimo Piatelli en 1972 (anthropologie, biologie, sciences de la cognition et de la communica- tion… ; Morin et Piatelli-Palmarini, 1974a), on verra que la problématique systémique ne s’éclaire qu’en s’inté- grant dans ces contextes transdisciplinaires entrelacés. Je suis tenté de privilégier ici l’influence de l’œuvre d’Heinz von Foerster, dont l’article de 1959 sur « Les systèmes auto organisateurs et leur environnement4 » fut et demeure décisive pour la formation du para- digme de l’organisation. Edgar Morin ajoutera sûrement bien d’autres sources ayant irrigué la formation de La Méthode – Gregory Bateson, Gotthard Gunther (2008), uploads/Philosophie/ hermes-2011-60-157-163.pdf

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