De la « chose-mouvement » aux ordres de grandeur : le rôle de la physique conte
De la « chose-mouvement » aux ordres de grandeur : le rôle de la physique contemporaine dans l’anti-substantialisme ontologique de Bachelard, Merleau-Ponty et Simondon Jean-Hugues Barthélémy Un carrefour inaperçu de la philosophie française La philosophie française du XXe siècle a vu s’épanouir trois véritables filiations, elles-mêmes parfois en relation d’interférence les unes avec les autres : • la filiation de l’« épistémologie historique »1, inaugurée par Bachelard à propos de la physique – puis Canguilhem pour la biologie – et remaniée dans sa pratique par Foucault pour penser les sciences humaines ; • la filiation du renouveau de la philosophie de la nature chez Bergson, Teilhard de Chardin et Simondon/ Deleuze2 ; • la filiation du développement « à la française », c’est- à-dire à tonalité à la fois existentialiste et marxiste chez Sartre et Merleau-Ponty, de la phénoménologie d’origine allemande, vaste courant dont la veine proprement heideggérienne a ensuite suscité en France les œuvres de Derrida et Levinas. À elles seules ces trois filiations livrent à peu près tout ce qui s’est fait d’essentiel au sein de la philosophie française du XXe siècle. Or, si la visée commune d’une subversion de l’opposition classique et principielle entre 8 Hieronimus, Gilles, and Julien Lamy. Imagination et Mouvement : Autour de Bachelard et Merleau-Ponty, Primento Digital Publishing, 2015. ProQuest Ebook Central, http://ebookcentral.proquest.com/lib/unilu-ebooks/detail.action?docID=2086833. Created from unilu-ebooks on 2018-01-25 09:23:11. Copyright © 2015. Primento Digital Publishing. All rights reserved. sujet et objet a pu être dégagée par-delà les divergences entre ces trois filiations3, on n’a toutefois pas encore montré son lien avec un geste théorique certes plus discret, mais commun lui aussi à Bachelard pour la première filiation, Simondon pour la seconde et Merleau-Ponty pour la troisième : le geste consistant à prendre pour paradigme, à des degrés bien sûr divers, la révolution induite par la physique contemporaine, à des fins de désubstantialisation au sein même de l’entreprise ontologique propre à la philosophie. Afin de développer ici cette thèse exégétique, on considèrera initialement comme acquis : que la phénoménologie merleau-pontyenne, depuis La structure du comportement jusqu’au Visible et l’invisible en passant par le cours sur La Nature – ces deux derniers textes faisant intervenir la référence à la révolution physique contemporaine – a toujours été prise dans une ontologie dont le caractère inexorable tenait à l’impossibilité, affirmée dès l’Avant- Propos à la Phénoménologie de la perception, d’une « réduction phénoménologique » complète ; qu’il y a bien chez Bachelard lui-même une visée anti- substantialiste proprement ontologique et pas seulement épistémologique, même si le « rationalisme régional » de Bachelard ne s’est jamais autorisé la construction ontologique que Simondon, lui, osera dans L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information4. Qu’il ait fallu un tel geste théorique – celui que l’on peut nommer « paradigmatisme physique » – au cœur de 9 Hieronimus, Gilles, and Julien Lamy. Imagination et Mouvement : Autour de Bachelard et Merleau-Ponty, Primento Digital Publishing, 2015. ProQuest Ebook Central, http://ebookcentral.proquest.com/lib/unilu-ebooks/detail.action?docID=2086833. Created from unilu-ebooks on 2018-01-25 09:23:11. Copyright © 2015. Primento Digital Publishing. All rights reserved. chacune des trois filiations procède en un sens d’une certaine nécessité : quels que soient les reproches adressés par chacun de ces penseurs au criticisme kantien, la rupture anti-métaphysique introduite par la « révolution copernicienne » de Kant ne peut à leurs yeux qu’être radicalisée plutôt que reniée, et appelle donc elle-même son propre dépassement dans une philosophie qui ne peut qu’être inspirée par la nouvelle révolution physique, par-delà donc les pôles copernicien, galiléen et newtonien d’inspiration qui fonctionnaient chez Kant5 – et qui, de « modernes », sont désormais devenus « classiques ». C’est en ce point, toutefois, que la question du mouvement distingue la démarche bachelardienne en ce que cette dernière, depuis La valeur inductive de la relativité en 1929, se veut inspirée initialement par la relativité einsteinienne, et dans un second temps seulement par la révolution quantique. Ainsi qu’il apparaîtra en effet, Bachelard, dans Le nouvel esprit scientifique, désubstantialise la « chose » en faisant d’elle une « chose-mouvement », au motif que l’espace et le temps sont devenus un espace-temps. Et même s’il le fait en invoquant déjà la mécanique quantique, la référence à la relativité einsteinienne reste principielle. Ainsi revendiquera-t-il encore dans La philosophie du non, ouvrage pourtant encore davantage consacré à la physique quantique, un « non-kantisme » qui soit une relativisation englobante du kantisme, de même que la relativité einsteinienne avait englobé et relativisé la 10 Hieronimus, Gilles, and Julien Lamy. Imagination et Mouvement : Autour de Bachelard et Merleau-Ponty, Primento Digital Publishing, 2015. ProQuest Ebook Central, http://ebookcentral.proquest.com/lib/unilu-ebooks/detail.action?docID=2086833. Created from unilu-ebooks on 2018-01-25 09:23:11. Copyright © 2015. Primento Digital Publishing. All rights reserved. mécanique newtonienne. Or, chez Bachelard, cette analogie entre progrès de la physique et progrès philosophique n’est pas séparable de l’inspiration méthodologique également puisée dans la Relativité physique. C’est la différence entre la « relativité philosophique » de Bachelard, comme la nomme Vincent Bontems6, et une Relativité philosophique plus globale et plus actuelle : dans cette dernière, l’analogie structurale avec la Relativité physique s’accompagne d’une inspiration méthodologique non pas einsteinienne, mais puisée dans la physique quantique7. Simondon, lui, s’inscrit en un sens dans une filiation épistémologique bachelardienne, mais son « réalisme des relations » anti-substantialiste apparaîtra comme plus fondamentalement lié à la révolution quantique qu’il ne l’était chez Bachelard, pourtant véritable père du réalisme des relations. La différence tiendra en dernière instance à ce que Simondon, par-delà la « non- identité » – encore trop dialectique – de l’« être » affirmée par Bachelard au terme de La philosophie du non, veut penser une « plus qu’identité » – transductive et non pas dialectique – dont seule la dualité quantique onde-corpuscule fournit le paradigme. La conséquence en sera que, contrairement à Bachelard, Simondon est pleinement conscient du divorce entre mécanique quantique et relativité einsteinienne, et de la nécessité d’une théorie – qui dans son esprit n’est qu’à venir – des « ordres de grandeur » pour les réunifier. 11 Hieronimus, Gilles, and Julien Lamy. Imagination et Mouvement : Autour de Bachelard et Merleau-Ponty, Primento Digital Publishing, 2015. ProQuest Ebook Central, http://ebookcentral.proquest.com/lib/unilu-ebooks/detail.action?docID=2086833. Created from unilu-ebooks on 2018-01-25 09:23:11. Copyright © 2015. Primento Digital Publishing. All rights reserved. Merleau-Ponty, enfin, se révélera, dans Le visible et l’invisible mais aussi déjà partiellement dans le cours sur La Nature, habité lui aussi par le paradigme quantique et par l’intuition d’une théorie requise des « échelles ». Sans doute sa lecture avant les autres de L’individu et sa genèse physico-biologique – ouvrage publié grâce à Merleau-Ponty et dédié par Simondon à sa mémoire – n’y est-elle pas pour rien8. Mais conformément au questionnement phénoménologique dont il hérite – et qu’il tente de réconcilier avec l’ontologie – Merleau- Ponty rapporte prioritairement la nouveauté quantique à l’interrogation principielle sur le rapport du sujet et de l’objet, interrogation dont le partage par Bachelard et Simondon ne laisse pas d’être insuffisamment insistant aux yeux d’un phénoménologue. La « chose-mouvement » et la continuité anti- substantialiste entre Relativité et physique quantique selon Bachelard Au début du chapitre III de son Nouvel esprit scientifique, Bachelard formule ce qui deviendra le lieu d’une transition – encore largement ambiguë au moment où elle a lieu – entre d’une part sa réflexion passée sur la « valeur inductive » de la théorie einsteinienne dans La valeur inductive de la relativité puis dans les Chapitres I et II du Nouvel esprit scientifique, et d’autre part sa réflexion future sur la portée anti-substantialiste de la nouveauté quantique dans les chapitres suivants du Nouvel esprit scientifique puis dans La philosophie du non. Il écrit en effet ce passage – dont le commentaire sera décisif tant 12 Hieronimus, Gilles, and Julien Lamy. Imagination et Mouvement : Autour de Bachelard et Merleau-Ponty, Primento Digital Publishing, 2015. ProQuest Ebook Central, http://ebookcentral.proquest.com/lib/unilu-ebooks/detail.action?docID=2086833. Created from unilu-ebooks on 2018-01-25 09:23:11. Copyright © 2015. Primento Digital Publishing. All rights reserved. pour comprendre l’héritage bachelardien de Simondon que pour appréhender le lieu de la divergence entre les deux penseurs : « On sent plus ou moins nettement que l’énigme métaphysique la plus obscure réside à l’intersection des propriétés spatiales et des propriétés temporelles. Cette énigme est difficile à énoncer, précisément parce que notre langage est matérialiste, parce qu’on croit pouvoir par exemple enraciner la nature d’une substance dans une matière placide, indifférente à la durée. Sans doute le langage de l’espace-temps est mieux approprié à l’étude de la synthèse nature-loi, mais ce langage n’a pas encore trouvé assez d’images pour attirer les philosophes. Il y aurait donc un intérêt philosophique à suivre tous les efforts synthétiques. En réalité, c’est à refaire une synthèse vraiment phénoméniste de la matière et de ses actions qu’est occupée la physique contemporaine. En essayant de relier la matière et le rayonnement, elle donne au métaphysicien une leçon de construction. […] On ne peut décrire que dans une action. Par exemple, qu’est-ce qu’un photon immobile ? […] Le photon est de toute évidence un type de chose-mouvement. D’une manière générale, il semble que plus l’objet soit uploads/Philosophie/ imagination-et-mouvement-autour-de-bachelard-et-me-de-la-chose-mouvement-aux-ordres-de-grandeur-le-ro-le-de-la-physiqu 1 .pdf
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- Publié le Oct 20, 2022
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