L’APOCALYPSE SANS LA PROMESSE Michaël Fœssel Centre Sèvres | « Recherches de Sc
L’APOCALYPSE SANS LA PROMESSE Michaël Fœssel Centre Sèvres | « Recherches de Science Religieuse » 2020/1 Tome 108 | pages 57 à 69 ISSN 0034-1258 ISBN 9782913133860 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2020-1-page-57.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Centre Sèvres. © Centre Sèvres. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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On retrouve ce thème dans les Évangiles, justement lorsque Jésus évoque la consolation : « Malheur à vous les riches, car vous avez votre consolation » (Lc 6,24). Le « riche » désigne ici celui qui s’accommode de la durée du monde parce qu’il en est le bénéfi- ciaire. Les bienfaits matériels du présent lui font oublier la teneur d’une bonne nouvelle portant sur un avenir qu’aucune richesse mondaine ne permet d’anticiper. Être d’ores et déjà consolé, ce serait se consoler à trop bon compte, se contenter de ce que l’on a lorsque l’on a beaucoup et que ce « beau- coup » cache l’immensité de la promesse eschatologique. Cela revient à s’installer dans le monde comme dans l’unique horizon du possible au lieu d’anticiper l’advenue d’un nouveau régime de sens (ἀποκάλυψις signifie « révélation »). Dans l’histoire du christianisme, la critique des accommodements avec le siècle est récurrente, précisément parce que le monde ne passe pas. Dès lors, la tentation devient forte de se consoler * Ce texte est une version remaniée et augmentée d’un article intitulé « Apocalypse et conso- lation » paru une première fois dans la revue Esprit (juin 2014). 1. Cette articulation entre l’attente et la promesse de justice est particulièrement lisible dans le Psaume 37 : « Encore un peu de temps, et le méchant n’est plus. Tu regardes le lieu où il était, et il a disparu. Les misérables possèdent le pays et ils jouissent abondamment de la paix ». Document téléchargé depuis www.cairn.info - INIST-CNRS - - 193.54.110.56 - 15/04/2020 10:06 - © Centre Sèvres Document téléchargé depuis www.cairn.info - INIST-CNRS - - 193.54.110.56 - 15/04/2020 10:06 - © Centre Sèvres Michaël Fœssel 58 avec le monde plutôt que malgré lui. Pascal le redira ironiquement contre ceux qui s’adaptent trop bien au report de la parousie et à la perpétuation du monde : « Peu de chose nous console parce que peu de chose nous afflige »2. Bien davantage que la fin du monde, c’est le retard de la parousie qui pose le problème de la promesse non tenue. Comment habiter un monde dont la fin, pourtant proclamée comme imminente, est sans cesse retardée ? Et comment concilier l’attente et la vie, l’exception et le quotidien, dès lors qu’il faut bien admettre que la consolation ultime n’aura pas lieu de notre vivant ? Ces questions dépassent de loin le cadre religieux qui préside à leur origine. En Occident, elles se poseront tant que le « monde » (défini comme l’ensemble des rapports politiques, sociaux et parfois naturels existant) sera perçu comme une réalité transitoire. On a beaucoup discuté pour savoir si la philosophie moderne de l’histoire et l’espérance révolutionnaire sont issues d’une sécularisation des eschatologies juives et chrétiennes. La question est importante car, si c’est le cas, cela signifie qu’il est possible de rapatrier l’apocalypse dans le monde. Pour le meilleur ou pour le pire, la moder- nité marquerait cette époque où la promesse cesse d’être transcendante pour devenir historique3. Le point qui nous retiendra ici est différent. Quoi qu’il en soit des emprunts de la modernité à son passé théologique, l’attente d’un dénouement collectif décide d’une certaine expérience du temps. Le thème moderne du progrès partage avec celui, religieux, de l’apoca- lypse-révélation la croyance selon laquelle le temps n’est pas un cadre neutre de l’expérience, mais une puissance active. Il est la dimension qui rapproche les hommes d’un terme désirable : soit par la volonté divine, soit par l’alliance entre le temps du monde et la liberté humaine. Ici et là, ce qui agit dans le temps diffère (Dieu ou l’homme), mais dans les deux cas, le temps agit lui aussi puisque son passage est perçu comme une transition vers autre chose. Il ne s’agit pas seulement d’une espérance dans le futur : l’orientation sur l’avenir commande une attitude dans le présent qui va de l’attention aux signes qui annoncent la promesse à la lutte pour son advenue. Cette orientation vers l’avenir ouverte par la promesse nous est-elle encore permise ? C’est douteux, précisément en raison de la manière dont la fin du monde est aujourd’hui thématisée. La nouvelle image- rie de la catastrophe transforme en profondeur l’expérience du temps 2. Pascal, Pensées, fragment 136 (éd. Brunschwicg). 3. C’est généralement pour en faire la critique que les philosophes envisagent le concept moderne d’histoire comme une sécularisation de l’apocalypse, le futur espéré devenant une justification a priori de la violence (voir Karl Löwith, Histoire et salut, Les présupposés théolo- giques de la philosophie de l’histoire, Gallimard, Paris, 2002). Document téléchargé depuis www.cairn.info - INIST-CNRS - - 193.54.110.56 - 15/04/2020 10:06 - © Centre Sèvres Document téléchargé depuis www.cairn.info - INIST-CNRS - - 193.54.110.56 - 15/04/2020 10:06 - © Centre Sèvres d o s s i e r 59 L’apocalypse sans la promesse comme allié naturel de la liberté humaine. Ce n’est plus de la perma- nence du monde (avec ses injustices) qu’il faudrait se consoler, mais du risque de sa disparition définitive et sans lendemain. Plus encore que l’invention de l’énergie nucléaire, les crises écologiques et clima- tiques actuelles rendent cette disparition possible, sinon inéluctable. Elles instituent, pour la première fois, la fin du monde (humain) en pronostic rationnel4. Nous voudrions examiner ce qu’implique un tel abandon du lien traditionnel entre apocalypse et promesse. Au-delà d’une certaine défiance à l’égard de l’avenir, on verra que le catastrophisme contem- porain nous invite, non sans risque, à rompre avec un imaginaire du politique et une pratique déterminée de l’histoire. Pour le dire d’une phrase, lorsque le monde (i.e. la Terre) ne désigne plus que ce qu’il faut sauver (et non plus transformer), l’avenir cesse d’être l’objet d’un investissement politique positif. L’urgence prend le pas sur l’attente et la conscience de l’accélération sur la croyance dans le progrès. Après avoir rendu compte de ces mutations, nous nous demanderons ce qu’il faut penser des diagnostics contemporains qui, de l’anthropocène à la collapsologie, réinstaurent la fin du monde en catégorie de premier plan. Nous essaierons de montrer que cette fin du monde délestée de toute promesse a perdu ce que les croyances apocalyptiques avaient de politiquement subversif par rapport aux ordres du présent. Contre l’histoire, l’absence d’avenir Depuis le largage de la bombe nucléaire sur Hiroshima, « l’ab- sence de futur a déjà commencé » 5. Günther Anders constate ici l’écart infranchissable entre les récupérations modernes du thème de l’apo- calypse et le catastrophisme contemporain. Dans l’image moderne du progrès, le futur s’anticipe dans le présent, au point que ce dernier n’a de consistance que par rapport à ce qu’il annonce. C’est cette structure d’anticipation, le « déjà là » de l’avenir, qui disparaît avec l’imminence de la catastrophe. Devant le risque d’une fin du monde profane (due à la technique), l’avenir cesse d’être un horizon immanent auquel l’hu- manité participe déjà pour devenir un « réel » dont les hommes seront absents. Désormais, et pour toujours, nos actes et nos pensées devraient être jaugés à l’aune de l’imminence du rien. La fin du monde retrouve la transcendance que lui conférait l’apocalyptique religieuse, mais il s’agit 4. Pour une présentation différente de ce type de catastrophisme, je me permets de renvoyer à Michaël Fœssel, Après la fin du monde, Critique de la raison apocalyptique, Ed. du Seuil, Paris, 2012. 5. Günther Anders, le Temps de la fin, L’Herne, Paris, 2007, p. 112. Document téléchargé depuis www.cairn.info - INIST-CNRS - - 193.54.110.56 - 15/04/2020 10:06 - © Centre Sèvres Document téléchargé depuis www.cairn.info - INIST-CNRS - - uploads/Philosophie/ l-x27-apocalypse-sans-la-promesse.pdf
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- Publié le Apv 07, 2021
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