ARTHUR SCHOPENHAUER L’ART D’ÊTRE HEUREUX À travers cinquante règles de vie Édit
ARTHUR SCHOPENHAUER L’ART D’ÊTRE HEUREUX À travers cinquante règles de vie Édité et présenté par Franco Volpi TRADUIT DE L’ALLEMAND PAR JEAN-LOUIS SCHLEGEL Ouvrage traduit et publié avec le concours du Centre national du livre ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VIe Titre original : Die Kunst, glücklich zu sein Éditeur original : Verlag C. H. Beck isbn original : 3-406-44673-6 © original : C. H. Beck’sche Verlagsbuchhandlung, München, 1998 isbn 2-02-038760-3 © Éditions du Seuil, février 2001, pour la traduction française – 3 – Présentation – 4 – 1. Un petit manuel oublié de philosophie pratique Comme on le sait, Schopenhauer n’est pas de- venu célèbre grâce à son œuvre principale, Le Monde comme volonté et représentation (1819), mais seulement à travers son recueil tardif de petits essais de philosophie populaire, les Pa- rerga et Paralipomena (1851), dont se détachent les Aphorismes sur la sagesse vécue.A Son pen- chant pour le genre littéraire de l’opuscule et son intérêt pour la sagesse vécue pratique n’ont en tout cas pas été des fruits de la vieillesse : ils sont présents déjà assez tôt dans son œuvre. C’est avant tout durant la période berlinoise – après l’essai avorté pour faire ses cours de jeune privat-dozent en concurrence avec ceux de Hegel jusqu’à sa fuite de la capitale de Prusse envahie par le choléra (1831) – que Schopenhauer s’est A « Sagesse vécue » : Lebensweisheit, Iitt. : « sagesse de (la) vie ». Nous traduisons ainsi par analogie avec Lebenswelt, le « monde vécu » de la phénoménologie (N. d. T.). – 5 – volontiers consacré à l’écriture de petits traités, manifestement conçus pour son propre usage pratique et non donnés à imprimer. Le plus con- nu est intitulé Dialectique éristique, ou L’Art d’avoir raisonB qui fut édité après sa mort. Il réunit trente-huit astuces destinées à se livrer avec succès à des confrontations et des disputes sans tenir compte de la vérité. Il propose des coups et des combines machiavéliques pour vaincre son adversaire, comme lors d’un duel, qu’on soit en possession de la vérité ou non. Le petit essai sur l’éristique n’est pas le seul du genre. Schopenhauer a écrit d’autres brefs traités dans le même style, parmi eux un petit manuel de philosophie pratique qui, par sa cons- truction et sa division en règles, ressemble à l’Eristique. Il le nomme Eudémonologie ou Eu- démonique, littéralement : Doctrine de la félicité ou, plus librement, L’Art d’être heureux. Un au- thentique joyau, jusqu’à présent perdu dans les écrits posthumes et resté ignoré. B Plusieurs éditions allemandes depuis 1864, la der- nière d’Arthur Hübscher, dans Der handschriftliche Na- chlass [« Les Manuscrits posthumes »], 5 tomes (t. IV en deux volumes), Francfort, 1970 (en poche, DTV, 1985), ici t. III. – 6 – Comment expliquer le désintérêt pour ce trai- té, qui se présente au premier coup d’œil comme un petit livre d’or, un livre de chevet1 précieux destiné à l’usage de chacun ? Une explication consisterait à dire qu’on a mauvaise grâce à demander à un maître du pes- simisme des enseignements sur la félicité. Il n’est donc guère étonnant que personne n’ait eu l’idée d’aller chercher dans les écrits posthumes de Schopenhauer un art de la félicité. Dans l’horizon du sombre pessimisme qui a déterminé l’image du philosophe, son ébauche d’un art d’être heu- reux était presque inévitablement condamnée à être ignorée. Même le constat qu’il s’est mis un jour à noter expressément remarques, maximes et règles de vie en vue d’écrire son traité n’a pu contrer cette image. Même le succès tardif des Règles pour la sagesse vécue, qui montrent pourtant que le pessimisme métaphysique n’empêche pas les efforts en vue d’une vie heu- reuse, n’a pratiquement guère contribué à faire prendre en considération son bréviaire pour une vie heureuse. Il y a sans doute une autre raison, plus déci- sive, pour laquelle le traité de Schopenhauer a été ignoré : c’est son état inachevé. À la diffé- rence de son Art d’avoir raison, dont le manus- – 7 – crit déjà se présente comme un petit traité com- plet, L’Art d’être heureux a été interrompu dans un état d’avancement bien moindre et laissé en l’état. Les cinquante règles qui le composent ont été consignées à différentes époques et se retrou- vent dispersées dans les nombreux volumes et liasses des écrits posthumes. Pour avoir une vue d’ensemble sur la structure globale du petit ma- nuel, il faut commencer par le reconstituer, donc retrouver et réunir ses parties. Ajouter à cela que certaines maximes ne se trouvent dans aucun écrit posthume édité, et qu’il faut donc les cher- cher dans les manuscrits originaux. Si l’on songe en outre que Schopenhauer a utilisé les notes rassemblées pour ce traité en vue de rédiger le chapitre 5 des Aphorismes sur la sagesse vécue, qui contient précisément des « parénèses » et des « maximes », on a sous les yeux les raisons es- sentielles pour lesquelles L’Art d’être heureux de Schopenhauer n’a jusqu’à présent jamais attiré l’attention. – 8 – 2. Plan et genèse Mais comment est né l’intérêt de Schopen- hauer pour la sagesse vécue et la philosophie pratique ? Qu’est-ce qui l’a poussé à s’occuper de la félicité humaine et à élaborer intellectuelle- ment des stratégies pour y parvenir ? Son pessimisme radical étouffe dans l’œuf toute tentative pour associer sa philosophie à l’idée de félicité : celle-ci lui apparaît comme un but inatteignable pour l’homme, et même la no- tion de « félicité » appliquée à la vie humaine n’est, dans la perspective de son pessimisme métaphysique, rien de plus qu’un euphémisme. Le philosophe n’en fait pas mystère et, à la fin de l’Eudémonologie, il explique sans détours : « La définition d’une existence heureuse serait : une existence qui, considérée de manière purement objective – ou (parce qu’il y va ici d’un jugement subjectif) après mûre et froide réflexion –, serait décidément préférable au non-être. Il s’ensuit du concept d’une telle existence que nous y serions attachés à cause d’elle-même, et non pas seule- – 9 – ment par peur de la mort ; et de là, à son tour, il s’ensuit que nous voudrions la voir durer éternel- lement. La vie humaine correspond-elle ou peut- elle correspondre au concept d’une telle exis- tence ? Voilà une question à laquelle ma philoso- phie, comme on sait, répond par la négative. » Il ajoute cependant : « Mais l’Eudémonologie pré- suppose tout simplement une réponse affirma- tive »2. En d’autres mots : le système philoso- phique est une chose, la sagesse vécue pratique en est une autre. On ne doit donc pas abandonner d’emblée tout espoir et renoncer à se servir de règles de vie, de maximes et de conseils de lucidité pra- tique pour contrer les désagréments et les diffi- cultés dont la vie n’est pas avare à notre égard. C’est précisément à cause de la conviction pessi- miste que la vie de l’homme oscille entre douleur et ennui, que par conséquent ce monde n’est rien d’autre qu’une vallée de larmes, que Schopen- hauer nous engage à utiliser dans cette situation un outil précieux que Mère Nature a mis à notre disposition : le don d’invention fait à l’homme et celui de la lucidité pratique. Il importe donc de trouver des règles de comportement et de vie qui nous aident pour écarter les maux et les coups du sort, dans l’espoir de parvenir sinon au bonheur – 10 – parfait inatteignable, du moins à cette félicité relative qui consiste en l’absence de souffrance. Philosophes, classiques de la littérature mon- diale, en particulier moralistes français et espa- gnols offrent à cet égard un large répertoire de possibilités et remplissent, avec leurs adages et leurs sentences, une fonction parénétique d’importance : consoler, conseiller, éduquer. Avec la fréquentation intensive des classiques grecs et latins, des grands philosophes de tous les temps, qu’il lit comme des magistri vitae (des « maîtres de vie »), ainsi que par l’étude de la sagesse indienne, Schopenhauer apprend à esti- mer la philosophie non seulement comme un savoir théorique, mais aussi comme mode de vie et exercice spirituel, non seulement comme con- naissance pure séparée du monde, mais comme enseignement pratique et lucidité vécue. Bref, la pensée philosophique n’est pas seulement docens pour lui, mais tout aussi bien utens, donc non pas uniquement théorie, mais aussi « catharsis », purification de la vie, qui noue le salut de l’homme sorti de sa déchéance au monde et à la volonté. Schopenhauer est attentif relativement tôt à la tradition de la philosophie comme sagesse pra- tique vécue. Dès 1814, le penseur âgé de 26 ans – 11 – écrit dans une note : « Le principe d’Aristote : en toutes choses, garder la voie moyenne convient mal au principe moral pour lequel il l’a énoncé ; mais il se pourrait facilement qu’il soit la meil- leure règle de bon sens universelle, la meilleure directive pour la vie heureuse3. » Ensuite, la même année, le jeune philosophe découvre uploads/Philosophie/ l-x27-art-d-x27-etre-heureux.pdf
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- Publié le Sep 17, 2021
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