1 Bulletin d’analyse phénoménologique XIV 1, 2018 ISSN 1782-2041 http://popups.
1 Bulletin d’analyse phénoménologique XIV 1, 2018 ISSN 1782-2041 http://popups.ulg.ac.be/1782-2041/ En quoi l’histoire de l’être de Heidegger est-elle phénoménologique ? Par PAUL SLAMA Université de Paris 4 Sorbonne Résumé Dans cet article, on tente d’expliciter ce qu’il faut entendre par « histoire de l’être » chez Heidegger en termes phénoménologiques, puisqu’il n’a jamais rompu avec cette tradition, même dans la phase la plus radicale de sa pensée. On montre que l’histoire de l’être possède les trois caractéristiques fondamentales de la méthode phénoménologique : donation, intuition, et réduction, et que cela implique une compréhension conceptuelle de l’histoire en général (même la plus matérielle), puisqu’elle est gouvernée par l’histoire de la métaphysique, c’est-à-dire l’histoire des grands concepts de la tradition métaphysique. On met ensuite en évidence cette compréhension de l’histoire au moyen du débat de Heidegger avec Marx, et d’Adorno avec Heidegger : la position phénoménologique trouve son interlocuteur le plus critique dans le matérialisme historique qui fait reposer non seulement l’histoire sur les processus économiques de production, mais également le discours métaphy- sique (dont celui de Heidegger) sur des processus non moins matériels. C’est ainsi à la lumière de ce débat entre phénoménologie et matérialisme qu’on interprète l’histoire de l’être. Martin Heidegger appartient à l’histoire de la phénoménologie, et est considéré par la littérature comme une figure importante de ce courant. Bien entendu, c’est surtout Être et temps qui a fait l’objet d’une telle interpréta- tion1, mais aussi bien, depuis quelques années déjà, les premiers cours de Fribourg puis de Marbourg, dont le rapport à Husserl a été plusieurs fois 1 On pense à l’ouvrage classique de Jean-François Courtine, Heidegger et la phéno- ménologie, Paris, Vrin, 1992. Bull. anal. phén. XIV 1 (2018) http://popups.ulg.ac.be/1782-2041/ © 2018 ULiège BAP 2 commenté1. Cependant, le même traitement n’a pas été autant appliqué au Heidegger du tournant, disons de l’histoire de l’être et de la métaphysique, que Heidegger a pourtant lui-même explicitement inscrit, du moins à partir des années 1950, dans un programme phénoménologique. Nous reviendrons bien sûr sur ce point crucial de Selbstinterpretation dans le cœur de l’article, mais il est difficile de ne pas marquer un certain étonnement devant une telle inscription de la phénoménologie au cœur du programme de l’histoire de l’être, et ce pour plusieurs raisons. 1) Tout d’abord, Heidegger a appliqué aux grandes doctrines philo- sophiques un programme de destruction, et on voit mal, excepté Hölderlin, quel auteur de la tradition a pu échapper à cette destruction. Or, curieuse- ment, du moins dans la dernière période de l’auteur, la phénoménologie en tant que telle, considérée dans ses principes fondamentaux (nous verrons lesquels), n’est non seulement pas détruite, mais instaurée comme le lieu méthodologique d’où l’histoire de la métaphysique peut se déployer. Com- ment comprendre un tel « conservatisme » philosophique (si l’on peut dire) au sein d’une pensée d’une telle radicalité par ailleurs ? 2) La phénoménologie est tout de même la science de l’intuition et de la subjectivité. Intuition en tant qu’elle doit obéir, selon Husserl, au principe des principes, et subjectivité dans l’horizon du tournant transcendantal, celui de la réduction phénoménologique et de l’ego pur, c’est-à-dire la réduction de la sphère naturelle des vécus au champ de la conscience pure. Que vien- draient faire ces concepts dans la pensée de l’histoire de l’être, profondément historique, désubjectivée, où l’ego ne joue aucun rôle, et de quelle intuition pourrait-il s’agir au sein d’une telle histoire très abstraite, et sans individu qui pourrait l’effectuer ? 3) Enfin, comment concilier la croyance phénoménologique dans la chose même, sans même parler de la scientificité fondamentale de sa dé- marche, avec le discontinuisme, voire le relativisme historique (il faudra discuter cette interprétation qui n’est pas évidente) qui implique que les représentations, les concepts et les pensées de la métaphysique, mais égale- 1 Sur le premier Heidegger et la phénoménologie, voir Jean-François Courtine (dir.), Heidegger 1919-1929: De l'herméneutique de la facticité à la métaphysique du Dasein, Paris, Vrin, 1996 ; Sophie-Jan Arrien, L'inquiétude de la pensée, Paris, PUF, 2014 ; Sophie-Jan Arrien et Sylvain Camilleri (dir.), Le jeune Heidegger (1909- 1926). Herméneutique, phénoménologie, théologie, Paris, Vrin, 2011 ; Jean Greisch, L'Arbre de vie et l'arbre du savoir. Le chemin phénoménologique de l'herméneutique heideggérienne (1919-1923), Paris, Cerf, 2000. Et bien entendu, en langue anglaise, Theodore Kisiel, The Genesis of Heidegger's Being and Time, Berkeley & Los Angeles, University of California Press, 1993. Bull. anal. phén. XIV 1 (2018) http://popups.ulg.ac.be/1782-2041/ © 2018 ULiège BAP 3 ment toutes les autres manifestations historiques, sont relatifs à des époques de l’histoire de l’être, c’est-à-dire à des configurations historiques particu- lières profondément séparées les unes des autres ? Ces questions, que l’on pose de façon rhapsodique pour indiquer les problèmes qu’une phénoménologie de l’histoire de l’être soulève, sont profondément liées à ce qu’il faut entendre avec une telle phénoménologie (à condition, d’ailleurs, qu’une telle phénoménologie existe). Nous souhaitons développer trois moments qui correspondent selon nous aux trois principes fondamentaux de la phénoménologie, et qui sont effectivement présents dans la doctrine heideggérienne de l’histoire de l’être : 1) premier principe phéno- ménologique, la donation : chez Heidegger, le fait que la norme de tout discours métaphysique est le donné, le fait donc que la donation joue le rôle normatif pour les discours métaphysiques. Le problème est alors de penser à la fois un donné et une histoire, un donné historiquement situé, ce qui est l’épreuve dialectique qu’affronte continûment le second Heidegger. 2) Deuxième principe phénoménologique, le principe des principes, le fait que le donné est un donné intuitif : on défend ici l’idée selon laquelle Heidegger ne fait plus passer le donné par l’eidos, et donc par le voir, mais par l’écoute (Hören), qui vient d’un appel (Ruf, Anruf, Anspruch…) de l’être. Cette métamorphose de l’intuitionnisme husserlien provient de Sein und Zeit. 3) Troisième principe phénoménologique, la réduction, que l’on trouve chez le second Heidegger sous forme d’epokhè historicisée. Si l’on résume : dona- tion, intuition, et réduction, tels sont les concepts phénoménologiques fonda- mentaux de l’histoire de l’être que l’on se propose de décrire ici. L’enjeu de cet article est de mesurer le coût théorique d’une telle alliance entre histoire de l’être et phénoménologie : comment penser ration- nellement la provenance des époques de l’être, et donc penser dans la continuité les discontinuités fondamentales d’une telle histoire ? Comment échapper au mythe du donné à ce niveau historique, et que faire des condi- tions de possibilité non métaphysiques, c’est-à-dire non internes à la méta- physique, de cette métaphysique ? Le dernier moment pose ce problème à partir de l’interprétation heideggérienne du matérialisme historique et de la critique en retour que fit Adorno du discours heideggérien. 1. L’histoire de l’être comme histoire des donations de l’être C’est la conférence célèbre Zeit und Sein (1962) qui donne les indications les plus précieuses à ce sujet. Mais commençons par citer le séminaire de Bull. anal. phén. XIV 1 (2018) http://popups.ulg.ac.be/1782-2041/ © 2018 ULiège BAP 4 Zähringen (1973), où Heidegger reconnaît fameusement sa dette à l’endroit de Husserl en ces termes : Avec la locution d’intuition catégoriale, Husserl parvient à penser le catégo- rial comme donné. Le tour de force de Husserl a justement consisté dans cette mise en présence de l’être, phénoménalement présent dans la catégorie. Par ce tour de force, j’avais enfin le sol : « être », ce n’est pas un simple concept, une pure abstraction obtenue grâce au travail de la déduction1. Quand Heidegger parle ici d’ « être », il opère en fait un glissement séman- tique, utilisant d’abord le mot pour désigner le syncatégorème, la copule qui doit trouver, dans la VIe des Recherches logiques, un remplissement adéquat, puis l’entendant dans son sens à lui : « J’avais enfin le sol », c’est-à-dire l’idée fondamentale de ma pensée de l’être. En 1973, il la comprend au sens historique de l’histoire de l’être. Et quand bien même cette hypothèse ne serait pas la bonne, placer le mot « être » sous les auspices de la donation phénoménologique en ces termes est très éloquent. Mais comment ce que Heidegger nomme — disons depuis 1933-1934 — « être » peut-il être donné, quand on sait l’immense historicité qui l’accompagne toujours ? La Lettre sur l’humanisme de 1947, destinée à la publication et donc en quelque sorte véritable manifeste de la pensée de l’histoire de l’être, discute un passage de l’Existentialisme est un humanisme (« précisément nous sommes sur un plan où il y a seulement des hommes »2), et sou- ligne : « Woher aber kommt und was ist le plan ? L’être et le plan sind dasselbe3. » Aussitôt, Heidegger cite un passage d’Être et temps qui utilise 1 GA 15, p. 388-390 ; trad. J. Beaufret, Questions III et IV, Paris, Gallimard, 1990, p. 462-466. 2 Jean-Paul Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1946, p. 38- 39 : « L’existentialiste, au contraire, pense qu’il est très gênant que Dieu n’existe pas, car avec lui disparaît toute possibilité de trouver des valeurs dans un ciel intelli- gible ; il ne uploads/Philosophie/ heidegger-et-l-x27-histoire-de-l-x27-etre.pdf
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- Publié le Aoû 10, 2022
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