1 Institut d'Etudes Politiques de Paris ECOLE DOCTORALE DE SCIENCES PO Master r
1 Institut d'Etudes Politiques de Paris ECOLE DOCTORALE DE SCIENCES PO Master recherche de pensée politique Une réception de Carl Schmitt dans l’extrême-gauche : La théologie politique de Giorgio Agamben Amine Benabdallah Mémoire dirigé par Mr Marc Sadoun Soutenu en Juin 2007 2 Introduction : Le philosophe Etienne Balibar commence ainsi sa préface à un livre de Carl Schmitt, écrit en 1938: « Une rumeur court le microcosme universitaire : voici qu’une nouvelle et peu recommandable alliance aurait été conclue entre une partie des intellectuels de gauche (variantes : « gauchistes », « marxistes ») et certains courants de la pensée d’extrême droite, nostalgiques plus au moins avoués du « nouvel ordre européen » des années 1940. L’intermédiaire de cette fâcheuse rencontre, Carl Schmitt, le juriste allemand de sinistre réputation ou du moins son œuvre élevée après coup au rang de grande philosophie politique » (…) c’est ce qu’on appelle la mode schmittienne, l’engouement pour Schmitt1 ». Carl Schmitt serait lu et utilisé par la gauche la plus radicale, confirmant ainsi l’axiome qui pose que « les extrêmes se rejoignent ». En effet, la personne de Schmitt est très controversée du fait de son engagement dans le nazisme et de son antisémitisme avéré. Il est le théoricien de l’anti-parlementarisme et de la négation de l’Etat de droit par la possibilité de la suspension de l’ordre juridique par le souverain. En somme, il s’inscrit dans un horizon résolument anti-libéral. Nous ne chercherons pas ici à donner une synthèse de son œuvre. Il n’est pas aussi dans notre intention de prendre part activement dans le débat autour de sa réception en France. Jean-Claude Monod souligne à ce propos que « comme souvent, la polémique éclate en France avec près de vingt ans de retard sur l’Allemagne, l’Italie ou les Etats-Unis (…) et le mode sur lequel elle s’est engagée tourne souvent au procès d’intention2 ». La question en jeu n’est rien de moins que celle de la validité de toute lecture de Schmitt. Selon Yves-Charles Zarka « la barbarie nazie, la réalité du génocide, a été possible dans l’histoire du XXe siècle parce qu’elle avait d’abord été pensée et admise par certains comme possible, voire comme souhaitable. La pensée de Schmitt va dans cette direction de l’ignominie…3 ». 1 Etienne Balibar, « Le Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes » In Carl Schmitt, Le Léviathan dans la doctrine de l’Etat de Thomas Hobbes, Paris, Seuil, 2002, p 7 2 Jean-Claude Monod, Penser l’ennemi, affronter l’exception réflexions critiques sur l’actualité de Carl Schmitt, Paris, La Découverte, 2006, p 21 3 Yves-Charles Zarka, Un détail nazi dans la pensée de Carl Schmitt, Paris, Puf, 2005, p 91 3 Il n'est cependant pas question pour lui d’interdire sa lecture mais de l’encadrer de précautions et précisions historiques et de refuser toute tentative de réhabilitation du juriste dans l’appareil scientifique de ses ouvrages. Zarka souligne que la nouveauté de cette lecture repose sur une configuration inédite : « l’adhésion aux thèses de Schmitt vient aujourd’hui des milieux intellectuels de la gauche et de l’extrême-gauche ». Il poursuit par une erreur historique en opposant notre époque aux années 60 ou 70 où « il était absolument impossible (…) que de tels courants se référent à un penseur qui a eu partie liée avec le nazisme4 ». En effet, l’assertion de Zarka est fausse car Schmitt a entretenu durant toute sa vie un dialogue constant avec l’extrême-gauche: Il est lu dès les années 20 par Walter Benjamin et par des juristes de l’école de Francfort comme Otto Kirchheimer, qui est son élève à Bonn, et Franz Neumann5. Durant les années 60, il est utilisé notamment par le mouvement estudiantin qui s’approprie sa critique du parlementarisme mais aussi sa pensée de l’exception. Cette réception envisage une critique du parlementarisme entendu comme état d’exception permanent, qui se surajoute à la critique marxiste du droit comme idéologie ou à la généalogie nietzschéenne du droit comme « cristallisation d’un rapport de puissance ». Cette idée d’état d’exception permanent est retenue par Johannes Agnoli, qui est l’un des principaux « penseurs »du 68 allemand mais prend d’abord racine dans une des thèses sur le concept d’histoire de Walter Benjamin. Ce dernier écrivait : « La tradition des opprimés nous enseigne que l’ « état d’exception » dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l’histoire qui rende compte de cette situation. Nous découvrirons alors que notre tâche consiste à instaurer le véritable état d’exception »6. Agnoli pensait à sa suite que « l’état d’exception était la continuation nécessaire, le couronnement de l’état providence. Cela était justifié par l’idée que les mesures d’exception étaient nécessaires pour préserver le bien être général. L’état avait donc un intérêt vital à réprimer le conflit social et devait donc étendre son règne indéfiniment. La limite séparant état et société et 4 Ibid. p 92 Dans un article paru dans le journal le Débat, Philippe Raynaud avance que la plupart de disciples de Carl Schmitt sont aujourd’hui d’extrême gauche Philippe Raynaud, « Que faire de Carl Schmitt ? » Le Débat, Sept-Oct 2004, N°131, p166 5 Sur le dialogue de Schmitt avec l’école de Francfort, William E. Scheuerman, Between the Norm and the Exception : The Frankfurt School and the Rule of Law, Cambridge, London, MIT press, 1997 Jean-François Kervégan remarque que « dans les années 20, certains penseurs marxistes- G.Lukacs, K.Korsh, W.Benjamin-se sont intéressés aux travaux de Schmitt : cf. les lettres de Benjamin (Gesammelte Schriften, Frankfurt, Suhrkamp, 1/3, p 887 et de Korsch (in H.J.Viesel, Jawohl, der Schmitt !, Berlin, Support Verlag, 1988, p58) » Jean-François Kervégan, Hegel, Carl Schmitt : Le politique entre spéculation et positivité, Paris, Puf, 2005, p 152 6 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », Œuvres III, Folio essais, Gallimard, 2000, p 433 4 administration et économie se brouillant peu à peu. Une telle situation signifiait un état d’exception permanent, en conséquence il n’y avait aucune raison de rester dans les limites de la légalité bourgeoise, celle-ci ayant été déjà aboli.7 » Pour ces jeunes allemands et italiens cela a pour conséquence une identité entre totalitarisme et démocratie libérale et la nécessité de rentrer dans une lutte, s’il le faut armée. En Italie, il est donc lu dans les années 70 durant lesquelles se cristallise un mouvement qualifié de Marxisti Schmittiani autour de Mario Tronti, de l'ancien maire de Venise Massimo Cacciari ou de Giuseppe Duso, organisateur d’un colloque sur Schmitt à l’institut Gramsci de Bologne en 818. Aux Etats-Unis cette réception sera favorisée dans les années 80 par le journal Telos édité par Paul Piccone. Gary Ulmen et Paul Piccone écrivaient dans un éditorial « qu’il n’y avait pas de raison pour que la gauche répugne à apprendre de ses opposants » et tenaient que certaines analyses de Schmitt « jettent une lumière nécessaire sur des questions centrales à ce que l’on appelle la crise de la gauche9 » Enfin, aujourd’hui, il est utilisé par des théoriciens aussi différents que Chantal Mouffe, Etienne Balibar, Antonio Negri ou Giorgio Agamben, et cela jusqu’à être devenu une véritable icône de la gauche radicale. On ne peut douter que ces penseurs de gauche ne partagent pas les conclusions de la pensée de Schmitt, pourtant ils trouvent un certain intérêt à l’utiliser pour créer des nouveaux concepts ou critiquer une situation donnée. Avant de préciser ceci, il nous faut laisser ces auteurs s’expliquer eux-mêmes vis-à-vis de cette appropriation : Etienne Balibar rejette partiellement deux arguments principaux en faveur d’une lecture de Schmitt, la liberté de l’étude et la nécessité de connaître son ennemi, et cite à l’appui de ces arguments, Lénine et Philippe Raynaud. Le premier écrivait « qui veut comprendre l’ennemi doit aller au pays de l’ennemi », le second suggérait dans le Monde des débats « que la critique radicale du libéralisme développée par Schmitt donne sans doute de bonnes 7 Jan-Werner Müller, A Dangerous Mind : Carl Schmitt in Post-War European Thought, New Haven, Yale University Press, 2003, p 174 8 Mario Tronti écrit que « La pensée de la politique a eu l’opportunité de rompre les schémas orthodoxes rigides de la tradition marxiste. C’était en substance l’opération Marx-Schmitt », « Karl und Carl », La politique au crépuscule, Paris, l’Eclat, 2000, p 91. Jan-Werner Müller, A Dangerous Mind: Carl Schmitt in Post-War European Thought, op.cit. p 177-180. Jean-Claude Monod, Penser l’ennemi, affronter l’exception, op.cit. p 20. 9 Idem. 5 raisons de ne pas être schmittien, mais(…) ne doit pas interdire de lire une œuvre qui témoigne d’une intelligence aigue de ce qu’elle combat10 ». -Chantal Mouffe se range aussi à cette opinion en suggérant que Schmitt est un adversaire brillant et intransigeant de la démocratie pluraliste11 : « Se mesurer à un adversaire aussi rigoureux que perspicace peut aider à faire avancer notre réflexion12 ». -Antonio Negri est assez indifférent à cette question et critique fortement Schmitt : « Je considère donc Schmitt comme un ennemi, et rien de plus, comme un représentant uploads/Philosophie/ la-reception-de-carl-schmitt-par-giorgio-agamben-a-benabdallah 1 .pdf
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- Publié le Jan 03, 2021
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