La Négritude est­elle vraiment un humanisme 1 ? Pierre Nzinzi, UOB Libreville,

La Négritude est­elle vraiment un humanisme 1 ? Pierre Nzinzi, UOB Libreville, Gabon pnzinzi@refer.ga Résumé : L'humanisme caractérise l'inscription et la promotion de la distance entre la nature et la culture, où l'homme seul accède. Or, la Négritude senghorienne soutient que le Négro­africain ignore ou ne se préoccupe pas de cette distance, qui aurait pu lui donner aussi la ressource de se faire remarquer au plan scientifique et technique. Cette thèse, mystique ou romantique, réduit ainsi la portée humaniste d'une doctrine qui se donne pourtant à voir en particulier dans la promotion d'une certaine conception du dialogue interculturel, quoi qu'il ne parviendrait pas à réévaluer tous les protagonistes. Mots­clefs : Culture ­ dialogue ­ humanisme – nature – liberté ­ Négritude – mysticisme – romantisme. INTRODUCTION On pourrait trouver une double justification, interne et externe, au titre de ce propos. La justification interne se trouve dans l’un des titres de L.S.Senghor lui­même, Libertés 1. Négritude et Civilisation de l’universel, 1964, qui fait, entre autres, l’éloge du dialogue interculturel, en même temps que la promotion des valeurs du monde négro­ africain, bien avant que les spécialistes de la génétique des populations n’arrivent à amplifier leur Éloge de la différence. Or, si la promotion des valeurs de son propre monde peut facilement déboucher sur l'ethnocentrisme, dont Lévi­strauss a souligné l'universalité 2, le dialogue est au contraire un contexte qui permet de réévaluer l'autre, comme l'a souligné le rationalisme critique de Popper en particulier. Conche, dans ses Confessions, vient de nous rappeler, dans le même sens, que l’on ne saurait parler qu’à un égal, c’est­à­dire à celui dont on reconnaît au moins l’humanité. Cet appel au dialogue avec autrui, qu’on réévalue ainsi, le conduit à considérer Socrate, dont Popper avait déjà depuis longtemps fait l'éloge, comme le précurseur des Droits de l’homme, c’est­à­dire à le placer aux sources de 1 Le thème initial, qui m’a été proposé de présenter au « Colloque sur la Philosophie africaine. L'anthropologie » co-organisé par l'Université Pontificale Urbanienne et l'Ambassade de France près le Saint-Siège, en novembre 2006, est « Les voies de la phénoménologie », dont j'ai avoué la difficulté d'emprunter avec aisance. Aussi ai-je pu obtenir des organisateurs la permission de parler plutôt de la Négritude, pour au moins trois raisons : ma relative familiarité avec ce thème ; la possibilité aborder, par ce prisme, les questions d’«anthropologie » - africaine qui était, du reste, le sous-titre du Colloque ; enfin, la Négritude – senghorienne est le genre d'objets qui peuvent être rangés, avec la permission ou non de Ricoeur, parmi les sous-produits de la doctrine de Husserl. Je tiens donc à remercier sincèrement M. V. Aucante et tous les autres organisateurs pour leur prise en compte généreuse de mon ignorance du thème initial, au point d'accepter de changer les matières de leur programme ; alors même qu’on est prévenu qu'il est plus facile de changer ses désirs que l’ordre du monde. 2 C. LÉVI-STRAUSS, Race et histoire, Gonthier-Denoël, 1975. 1 l’humanisme juridique qui se formalisera à partir des Lumières kantiennes et surtout rousseauistes. Quant à la justification externe de notre titre, elle renvoie à la sympathie exprimée publiquement par Sartre, après avoir montré que son existentialisme est un humanisme, à l'endroit de la Négritude, dans le contexte idéologique marqué par la décolonisation. Ce sentiment est exprimé dans « Orphée noir », sa célèbre préface à l’Anthologie de la littérature nègre et malgache de L. S. Senghor, où il commence par montrer au Blanc qu'il est, maintenant, comme nu ; avant d'attirer l'attention sur l'intérêt i) d'une poésie qui se veut prise de conscience d'une race opprimée, dont la conscience s'est formée sous les rudes coups de l'histoire ii) de ce « racisme antiraciste » susceptible de « mener à l'abolition des différences ». Sans doute, au plan idéologique, généralement peu attentif aux divergences, voire aux simples nuances susceptibles de grever cependant l’extension de l’accord entre partisans de telles ou telles appartenances ou doctrines supposées apparentées, peut­on aisément comprendre pareille sympathie à l’égard de la Négritude senghorienne dont M. Towa 3 n’est pas le seul à avoir remis sérieusement en cause le potentiel révolutionnaire 4, au delà de la « saute d'humeur éphémère » de ses poèmes de jeunesses dans l'oeuvre de maturité en proportion inverse de l'engagement politique du poète, célébrant la Civilisation de l'Universel. Il l'opposait alors, facilement, à la variante césairienne de la même doctrine 5, acquittée d'autant plus rapidement que, à la différence de la Négritude senghorienne qui a affiché une prétention systématique plutôt propre aux véritables grandes philosophies, Césaire a eu la prudence et la modestie de prendre la parole, en contexte, c'est­à­dire raisonnablement, dans les limites des franchises littéraires, dont on peut comprendre ici, avec Faure en particulier, la volonté de détruire la Raison 6, qui ne soit pas un simple pléonasme du vieux geste nietzschéen. Au plan strictement logique par contre, qui renvoie à l’examen critique des significations propres aux deux doctrines, à savoir l’existentialisme et la Négritude, cette sympathie pourrait cependant cacher des différences spécifiques, pour reprendre Aristote, profondes ou significatives qui ressortent de la proximité de leur genre idéologique. C’est donc sur ce plan qu’il nous paraît légitime de poser la question critique : la Négritude, spécifiquement dans son expression senghorienne, est­elle vraiment un humanisme, au 3 M. TOWA, Léopold Sédar Senghor : Négritude ou Servitude ? Yaoundé, Clé, 1980. 4 S. ADOTEVI, Négritude et Négrologues, Unions Générales d’Editions, 1972, p.153. 5 M. TOWA, op. cit. p. 11. 6 E, FAURE, Discours de (...) réception de L. S. Senghor à l'Académie Française, 1984. 2 même titre que l’existentialisme sartrien en particulier qui l'a saluée? Pour y répondre, il est de bonne méthode de commencer par rappeler la signification de l’humanisme en général, puis sa déclinaison dans l’existentialisme sartrien, qui s’est empressé comme par réflexe ou motif de conscience idéologique, de sympathiser avec la Négritude senghorienne. C’est seulement à la suite de quoi que nous verrons, si le prédicat d’humanisme peut lui être affirmé, sans contradiction dirimante. I. L’HUMANISME. DE LA « FONDATION DU MONDE » À NOS JOURS A partir de la Renaissance, comme l’ont su bien résumer Baqué et Dumas, l’humanisme désigne la promotion théorique et la défense éthique du sujet contre les risques ou les instances d’oppression et d’aliénation en tous genres 7, qu’il s’agisse du passé (pour Sartre), de la religion (de Nietzsche à Freud, en passant par Feuerbach et Marx), du capitalisme (les marxistes) ou encore de l'Etat bourgeois (de Marx à Bakounine) ou totalitaire dont Popper a établi la descendance, de Platon à Marx, en passant par Hegel. Aussi Sartre en particulier fera­t­il peser sur le sujet le poids d’une liberté­responsabilité absolue qui ne s’explique que par la profession de foi humaniste. Sujet de l’histoire, de son histoire, bénéficiaire, sinon accablé par le poids de sa liberté­responsabilité, l’homme devient ainsi la source quasi absolue des valeurs et des significations. Pourtant, au plus fort de son succès, on a pensé mettre l’existentialisme sartrien en difficulté, notamment en associant la notion de « nature humaine », que peut difficilement récuser humanisme, à l’idée d’une essence humaine qui préexisterait alors à l’existence, comme dans le bon vieux rationalisme du XVIIe siècle, celui de Descartes­Leibniz. On est allé jusqu’à lui préférer les notions de « condition humaine », « liberté », « projet » qui auraient le mérite d’inscrire ou de « situer » l’homme dans l’histoire, là où il n’aurait justement plus rien à voir avec le Dieu de la philosophie chrétienne du XIIIe siècle, à l'origine des distinctions essence/existence ; créature/créateur, le rationalisme classique dotant ce dernier d'un entendement contenant toutes les existences, d’abord sous forme d’essences. Depuis lors, l’humanisme contemporain s’est affirmé comme majoritairement athée, c’est­à­dire contre Dieu, dans un vaste mouvement qui est arrivé à mobiliser plusieurs générations de philosophes, notamment depuis le XIXe siècle. Ainsi Nietzsche, auteur de la célèbre proclamation de la « mort de Dieu », enterré vivant comme pour sonner le glas de l'esclavage judéo­chrétien, caractérisé par une forte réduction de l'expression pleine et 7 D. BAQUÉ ET J.-L- DUMAS, « L’humanisme », Encyclopédie Philosophique Universelle. Les Notions Philosophiques, I, Puf, 1990, pp.1171-1172. 3 entière de la « vie ». On pourrait aussi citer Feuerbach, visiblement soucieux d'offrir à l'homme la possibilité de se réapproprier son essence aliénée par l'illusion religieuse dont Freud viendra souligner le caractère carrément pathologique. Sartre prendra également une bonne distance par rapport à l'« hypothèse­Dieu », mais pour des raisons autres que celles de Newton, plutôt soucieux de rétablir les droits de l'expérimentation, là où il faut : il voulait, pour sa part, arriver à préserver la cohérence interne de son système, menacée par l'ombre du Dieu du rationalisme classique, auteur des essences précédant les existences, sous le regard avisé d'un Gueroult, qui a retrouvé cette préoccupation dans la plupart de grands systèmes philosophiques. Indépendamment de la place qu'il peut faire à Dieu, l’humanisme revient donc, finalement, à doter l’homme d’une valeur suprême, qui se donne à voir déjà à la « fondation uploads/Philosophie/ la-negritude-est-elle-vraiment-un-humanisme.pdf

  • 24
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager