L’interprétation Le paradigme de l’interprétation chez Schleiermacher et Dilthe

L’interprétation Le paradigme de l’interprétation chez Schleiermacher et Dilthey Laurent Giassi Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d’auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l’objet d’une demande d’autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer libre- ment cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. Par commodité et souvent par hésitation face au massif touffu de cer- tains textes de Dilthey on réduit souvent la contribution épistémologique de ce dernier à deux acquis, bien fragiles d’ailleurs. Le premier aurait été l’invention malheureuse du terme « Geisteswissenschaft » pour définir un domaine du savoir distinct de la métaphysique et des sciences de la nature, les futures sciences humaines et sociales. Le second aurait été, du point de vue gnoséologique, la distinction tranchée entre comprendre (Verstehen) et expliquer (Erklären) : on expliquerait des phénomènes en découvrant leurs déterminations causales ou en les subsumant sous des lois. Si la physique est la langue des sciences de la nature, la psychologie serait celle des sciences morales ou sciences de l’esprit. On comprendrait l’homme qui est avant tout sujet conscient de soi et qui agit de façon sensée, à partir des fins, des valeurs que l’analyse peut reconstituer. Dans un cas l’objet est étranger au sujet, dans le second cas le sujet étudie un autre sujet et ses œuvres. La tentative de fonder les sciences de l’esprit sur la psychologie aurait abouti au psychologisme, qui, avec l’empirisme, est chargé de tous les péchés face au rationalisme dans l’épistémologie moderne1. Et c’est ainsi que Dilthey se survit dans la mémoire philosophique collective : la dualité explica- tion/compréhension, le reproche de psychologisme résument sa contribution. C’est à la fois peu et beaucoup pour un seul penseur. D’abord on note- ra que les sciences de l’esprit ne sont pas exactement ce qu’on appelle au- jourd’hui les sciences humaines et sociales. Il faudrait être naïf pour croire 1 Bachelard parle dans L’activité rationaliste de la physique contemporaine (1951) du « péché originel de l’empirisme ». www.philopsis.fr © Philopsis – Laurent Giassi 2 que, l’identité transhistorique des disciples (linguistique, sociologie, histoire, etc.) étant assurée, seules les dénominations changeraient au gré des modes intellectuelles. Le domaine des sciences n’est pas découpé une fois pour toutes : la division administrative, épistémologique et intellectuelle entre sciences exactes et sciences molles, sciences de la nature et sciences hu- maines n’est pas donnée une fois pour toutes. Ensuite, comme le dit Hegel, « le bien-connu en général, pour la rai- son qu’il est bien-connu, n’est pas connu »2. Les concepts et les thèses des philosophes n’échappent pas à cette loi d’usure dont les effets s’aggravent par la difficulté à accéder aux sources3 et les problèmes liés à l’écriture d’une pensée parfois indiscernable malgré son style en apparence facile à lire, où se mêlent analyses psychologiques, considérations historiques et ar- gumentation philosophique. Ces raisons, liées à la transmission du savoir philosophique4, ont souvent dispensé de nombreux lecteurs d’aller voir ce qu’il en est par eux-mêmes. Comme on peut s’y attendre la distinction entre comprendre et expliquer présuppose un arrière-plan philosophique d’une très grande richesse qui renvoie à la faillite de l’idéalisme allemand et à la tenta- tive de constituer un paradigme philosophique capable de résister aux as- sauts du positivisme et du naturalisme. A quoi sert la philosophie si le seul modèle d’une connaissance vraie est fourni par les sciences de la nature et la méthode expérimentale ? Est-elle condamnée comme ce fut le cas de la me- taphysica generalis et de la metaphysica specialis ? La fondation des sciences morales ou des sciences de l’esprit est une réaction contre la généralisation de la méthode des sciences de la nature à l’étude de la vie de l’homme en société, de son histoire et des différentes œuvres de l’esprit : autant de domaines où l’homme imprime sa marque dans un medium, agit sur ses semblables ou sur les générations suivantes. Si un système astronomique est prévisible, c’est bien parce qu’il est relativement stable et que l’on peut calculer les trajectoires des planètes. Dans le cas de l’homme, au contraire, le futur n’est pas contenu dans le présent et ce qui dé- joue les calculs c’est la capacité de perturber le jeu des prévisions par une action faite selon des fins et qui est censée avoir un sens irréductible au jeu physico-chimique des causes antécédentes. Quand César franchit le Rubicon, quand Octave s’allie avec Antoine avant de se retourner contre lui, on a af- faire à des actions qui s’expliquent par un contexte et se comprennent à la lumière d’une intention ou d’un projet. Ce ne sont pas les atomes ou les mo- lécules des corps de César ou d’Octave qui peuvent expliquer les causes ré- elles de la guerre civile à Rome. C’est cette dimension du sens présente dans les œuvres de l’esprit et dans les actions humaines qui permet de contester le réductionnisme exprimé de façon caricaturale au XIXème siècle par certains auteurs5. Des penseurs comme Schleiermacher et Dilthey jouent un rôle dans l’édification du paradigme de l’interprétation en vue de comprendre ce sens. 2 Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, trad. G. Jarczyk et P.J. Labarrière, Gallimard, 1993, p. 92. 3 C’est Sylvie Mesure qui traduit en français les œuvres de Dilthey aux éditions du C.E.R.F. 4 Ne conserver d’un auteur que les passages classiques, ceux qu’on étudie en classe. 5 Taine était suffisamment averti pour savoir que sa fameuse formule devait être prise pour un programme matérialiste plus que pour une thèse absolue : « Que les faits soient phy- siques ou moraux, il n’importe, ils ont toujours des causes ; il y en a pour l’ambition, pour le courage, pour la véracité, comme pour la digestion, pour le mouvement musculaire, pour la www.philopsis.fr © Philopsis – Laurent Giassi 3 C’est pourquoi on présentera ici d’abord la manière dont Schleierma- cher définit l’herméneutique comme mode de production du sens. Ce choix n’est pas gratuit : Dilthey a travaillé à une biographie de Schleiermacher6, il a contribué avec son élève Jonas à l’édition des lettres et matériaux de ce dernier. Il ne s’agit pas d’établir une filiation directe de Dilthey avec Schleiermacher ou d’évoquer un concept passablement obscur et souvent uti- lisé, faute de mieux, dans l’histoire des idées : une « influence » de Schleiermacher sur Dilthey. Si le rôle de Schleiermacher n’est pas négli- geable, c’est parce qu’il représente une alternative au paradigme dominant, celui de la philosophie idéaliste, même si sa Dialectique n’est que dans un rapport indirect à son Herméneutique. Le rôle de Schleiermacher par rapport au constructivisme des systèmes idéalistes est analogue à celui de Dilthey par rapport à l’épistémologie du naturalisme et du positivisme. L’herméneutique n’est pas au cœur de la démarche philosophique de Schleiermacher mais les analyses de ce dernier au sujet de la compréhension ouvrent indéniablement un nouveau domaine de recherches. Dilthey généra- lise le paradigme interprétatif en faisant de la compréhension une caractéris- tique de l’Erleben : pour comprendre Dilthey il faut donc rappeler la contri- bution de Schleiermacher à l’herméneutique du début du XXème siècle. On verra ensuite comment Dilthey articule compréhension et explication en se servant des acquis de la psychologie du début du XXème siècle afin de rendre philosophiquement possible l’interprétation des œuvres de l’esprit. Plan L’art de l'interprétation selon Schleiermacher Le cercle spéculatif et le cercle herméneutique Compréhension et interprétation L'interprétation technique et l'interprétation grammaticale Dilthey et la généralisation du paradigme de la compréhension Le naturalisme Le néokantisme Le subjectif, le transsubjectif et l’intersubjectif L’esprit objectif et la philosophie de la vie chaleur animale. Le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol et le sucre, et toute donnée complexe naît par la rencontre d’autres données plus simples dont elle dépend » (His- toire de la littérature anglaise, Préface, 2ème édition, 1866, p. XV). 6 Dilthey, Schleiermachers Leben, Bd 1, 1870, GS, XIII/1. Le second tome fut publié après la mort de Dilthey (+1911) par Martin Redeker (Schleiermachers System als Philologie und Theologie. Aus dem Nachlass von W. Dilthey, Berlin, 1966, GS XIV, 1-2). www.philopsis.fr © Philopsis – Laurent Giassi 4 L’art de l'interprétation selon Schleiermacher Dans un passage de l’Introduction aux sciences de l’esprit7 Dilthey consacre un livre8 à traiter du déclin de la métaphysique occidentale, inca- pable d’assurer sa fonction de fondement des sciences de l’esprit. Après avoir rappelé l’histoire des principaux moments et systèmes de la métaphy- sique le jugement de Dilthey est sans appel. Le passage ci-dessous est assez éloquent pour être cité in extenso, tant il noue ensemble des éléments récur- rents du questionnement diltheyen : « [L]e changement survenu dans les conditions de la culture spiri- tuelle, et qui se manifeste dans l’autonomie toujours plus grande qu’acquièrent la religion, la science et l’art, ainsi que dans la liberté crois- sante que possède l’individu par rapport à la vie de l’humanité organisée en corporations, est la raison la plus profonde, enracinée dans la constitution psychique de l’homme, du fait que la métaphysique a maintenant uploads/Philosophie/ le-paradigme-de-l-interpretation-chez-schleiermacher-et-dilthey 1 .pdf

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