« La vie des hommes infâmes, aujourd’hui » par Pascal Michon « La vie des homme
« La vie des hommes infâmes, aujourd’hui » par Pascal Michon « La vie des hommes infâmes » a été écrit par Michel Foucault pour servir de préface ou d’introduction à ce qu’il appelait une « anthologie d’existences » [1]. Le livre, premier d’une série d’ouvrages du même genre, devait rassembler des documents tirés des archives de l’Hôpital général ou de la Bastille, racontant « des vies de quelques lignes ou de quelques pages, des malheurs et des aventures sans nombre, ramassés en une poignée de mots ». Le projet éditorial ayant été abandonné, Foucault en publia finalement la déclaration d’intention en 1977. On a souvent reproché au philosophe d’avoir privilégié, dans Surveiller et Punir, le point de vue des institutions, sous-estimant ainsi la vie, les discours et la résistance des individus qui y étaient soumis. Publié deux ans plus tard, mais, il faut le noter, écrit probablement durant la même période, « La vie des hommes infâmes» montre que Foucault, s’il mettait l’accent avant tout sur les techniques rythmiques institutionnelles, était loin d’être indifférent aux rythmes provenant des corps-parlants et aux mélanges d’invention, de résistance, d’assujettissement et de servitude volontaire qui les caractérisent. Malgré sa taille modeste, l’essai constitue ainsi un complément important à Surveiller et Punir et révèle une prise en compte précoce par Foucault des deux aspects de la question des techniques rythmiques : l’individuation mais aussi la subjectivation. Il forme une passerelle entre les recherches des années 1970 et celles qui déboucheront sur les cours et les ouvrages des années 1980, où le langage et la question du sujet réapparaîtront ouvertement. Je me propose dans ce texte de montrer en quoi « La vie des hommes infâmes« , par les pistes nouvelles qu’il suggère et que Foucault n’a pas lui-même eu le temps de toutes explorer, intéresse encore aujourd’hui la théorie du rythme. [2] Vers une poétique générale des discours À première vue, le statut d’un tel projet semble quelque peu ambigu. D’un côté, le livre ne peut, ni ne veut combler les attentes des historiens, dont le discours scientifique est incapable de restituer ces vies dans leur intensité et leur liberté originelles : « Faute du talent nécessaire, j’ai longtemps remâché la seule analyse ; pris les textes dans leur sécheresse ; cherché quelle avait été leur raison d’être […] Mais les intensités premières qui m’avaient motivé restaient au-dehors. » Mais, de l’autre, Foucault reste obstinément attaché à l’utilisation de documents d’archive et exclut par principe toute source littéraire : « J’ai voulu qu’il s’agisse toujours d’existences réelles ; qu’on puisse leur donner un lieu et une date ; que derrière ces noms qui ne disent plus rien, derrière ces mots rapides et qui peuvent bien la plupart du temps avoir été faux, mensongers, injustes, outranciers, il y ait eu des hommes qui ont vécu et qui sont morts, des souffrances, des méchancetés, des jalousies, des vociférations. J’ai donc banni tout ce qui pouvait être imagination ou littérature. » En réalité, cette double exclusion liminaire – ni discours historique, ni fiction littéraire – ne doit pas être prise à la lettre. À y regarder de plus près, on s’aperçoit vite, en effet, que la littérature reste pour Foucault une préoccupation centrale. Non seulement elle est créditée dans les dernières pages du texte d’être la seule forme de discours qui, prenant sur elle « la charge du scandale, de la transgression ou de la révolte», permette de transmettre les énergies de ces vies infimes, mais Foucault insiste aussi sur un fait d’expérience : si ces existences abolies n’ont pas totalement disparu, si leur « petit vacarme » est encore susceptible de se faire entendre à nos oreilles, c’est bien parce qu’elles ont été inscrites dans quelques « poèmes vies » propres à produire sur nous « un certain effet mêlé de beauté et d’effroi ». Et c’est bien parce que ces textes possèdent en eux-mêmes une certaine qualité littéraire qu’ils méritent d’être réunis dans un livre : « Je me suis résolu à rassembler tout simplement un certain nombre de textes, pour l’intensité qu’ils me paraissaient avoir […] Mon insuffisance m’a voué au lyrisme frugal de la citation. » Certes, toutes les formes de mise en discours de l’infime dont Foucault établit la liste – la confession, la dénonciation, le rapport de police, la lettre de cachet, le dossier administratif, psychologique ou criminel – sont loin de présenter les mêmes qualités. Pendant des siècles, les discours tenus en confession sont retombés dans le silence auquel est tenu celui qui recueille cette parole, le confesseur. De même, dans le monde administré moderne, les discours de l’infime se caractérisent avant tout par une neutralité grise dépourvue de toute qualité esthétique. En définitive, seule la période comprise entre la fin du XVIIe siècle et la fin du suivant semble avoir donner lieu à une production abondante de véritables « poèmes » dont le style allie les fulgurances de la colère et de la plainte aux formes somptueuses de la rhétorique cérémonielle baroque. Il n’en reste pas moins que c’est bien à une poétique générale des discours que Foucault appelle indirectement en plaçant apparemment en bordure, et en réalité au centre de sa réflexion la question de la qualité littéraire de ces textes. [3] Je voudrais explorer le sens de cette interrogation foucaldienne, proposer quelques interprétations et pistes de réflexion, avant d’en venir à ce que cette entreprise étrange peut aujourd’hui signifier pour nous. Des existences sans substrat intérieur À première vue, on peut repérer une parenté assez forte entre le projet qui s’exprime dans La vie des hommes infâmes et la conception que Foucault exposait au cours des années 1960 dans ses textes sur Roussel, Brisset, Sade ou Blanchot. Prenons, par exemple, le texte « La pensée du dehors », paru dans la revue Critique en juin 1966 (Dits et Écrits, I, 518-39). Dans son roman Le Très-Haut, achevé en 1947, Blanchot met en scène un personnage, Henri Sorge, au cours d’une épidémie et de l’insurrection qui s’en suit dans la ville où elle vient d’éclater. Foucault précise qu’il faut entendre dans le nom de ce personnage l’allemand Sorge, c’est-à-dire « souci », et plus particulièrement le « souci de la loi : celui qu’on éprouve à l’égard de la loi et celui de la loi à l’égard de ceux auxquels elle s’applique, même et surtout s’ils veulent lui échapper ». Henri Sorge est en effet très attaché à la loi, qui constitue le sujet principal de ses conversations. Mais ce n’est pas la seule raison qui lie ce personnage à la loi. « Henri Sorge, rappelle Foucault, est fonctionnaire : on l’emploie à l’hôtel de ville, dans les bureaux de l’état civil ; il n’est qu’un rouage, infime, sans doute, dans cet organisme étrange qui fait des existences individuelles une institution ; il est la forme première de la loi, puisqu’il transforme toute naissance en archive. » Nous voilà donc très près des considérations de « La vie des hommes infâmes » : le personnage central du roman est l’un de ces fonctionnaires qui transforment les existences en fiches, en lignes d’archives, en écriture produite par et pour l’État, afin de lui permettre d’identifier, de contrôler et éventuellement d’enfermer les individus. Mais cela n’est pas tout. L’objectif même de l’essai de Foucault est de montrer que Blanchot se trouve être le dernier d’une lignée d’auteurs qui ont tous fait ce qu’il appelle « l’expérience du dehors » : Sade, Hölderlin, Nietzsche, Mallarmé, Artaud, Bataille, Klossowski. Tous ces écrivains, au dire de Foucault, ont travaillé, dans les mêmes marges de l’expérience ; tous ont cherché à mettre au jour la « pensée du dehors ». En ne laissant parler, chez le premier, « comme loi sans loi du monde, que la nudité du désir », et en découvrant, chez le second, dans l’absence scintillante des dieux la « loi nouvelle », « Sade et Hölderlin ont déposé dans notre pensée, pour le siècle à venir, mais en quelque sorte chiffrée, l’expérience du dehors. » De même Nietzsche a découvert « que toute métaphysique de l’Occident est liée non seulement à sa grammaire, mais à ceux qui, tenant le discours, détiennent le droit à la parole ». De même encore, Mallarmé, chez qui « le langage apparaît comme congé à ce qu’il nomme », voire dans Igitur et le projet du Livre, comme « le mouvement dans lequel disparaît celui qui parle ». A ceux-là, Foucault ajoute encore Artaud chez qui « la pensée, quittant l’intériorité bavarde de la conscience, devient énergie matérielle, souffrance de la chair, persécution et déchirement du sujet lui-même ». Bataille, pour qui « la pensée, au lieu d’être discours de la contradiction ou de l’inconscient, devient celui de la limite, de la subjectivité rompue de la transgression ». Enfin, Klossowski, et son « expérience du double, de l’extériorité des simulacres, de la multiplication théâtrale et démente du moi ». Aux yeux de Foucault, Blanchot s’inscrit donc dans cette lignée ou cette généalogie littéraire. Il en uploads/Philosophie/ la-vie-des-hommes-infames-aujourd-x27-hui.pdf
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- Publié le Jui 07, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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