1 Le texte suivant est tiré de Perspectives (UNESCO, Bureau international d'édu
1 Le texte suivant est tiré de Perspectives (UNESCO, Bureau international d'éducation), vol. XXIII, n° 1/2, 1993, p. 175-99. ©UNESCO:Bureau international d'éducation, 1999. Ce document peut être reproduit librement, à condition d'en mentionner la source. J A N A M 0 S C 0 M E N I U S1 (1592-1670) Jean Piaget Rien n’est plus facile ni plus dangereux que de moderniser un auteur vieux de trois bons siècles, et de prétendre discerner en lui les sources de courants contemporains ou récents. Un exemple typique des difficultés auxquelles se heurte ce genre d’interprétations est celui des débats auxquels a donné lieu la signification de l’œuvre de Francis Bacon (et cet exemple nous intéresse particulièrement, puisque Bacon fut, comme on sait, l’un des inspirateurs de Comenius, qui le cite souvent) : tandis que certains voient en Bacon l’un des précurseurs de la science expérimentale moderne, d’autres retrouvent dans son empirisme tous les résidus des formes préscientifiques de pensée, et soulignent la manière dont le théoricien est passé à côté de la science réelle de son temps, celle de Galilée. De même, nous pourrions tour à tour faire de Comenius un précurseur de l’évolutionnisme, de la psychologie génétique, de la didactique fondée sur la connaissance de l’enfant, de l’éducation fonctionnelle et de l’éducation internationale, ou un métaphysicien qui ne soupçonnait pas les exigences de la recherche expérimentale en psychologie ni même en pédagogie, et qui substituait les discussions d’idées à l’analyse des faits. Or les uns comme les autres de ces jugements extrêmes seraient inexacts. Le vrai problème est donc de rechercher dans les écrits de Comenius, dont la connaissance a été si admirablement enrichie par les trouvailles de l’équipe de l’Institut Comenius à Prague, non ce qui prête à comparaison avec les tendances contemporaines, en négligeant le reste, mais ce qui constitue l’unité vivante de la pensée du grand théoricien et praticien tchèque, et de comparer cette unité elle-même à ce que nous savons et voulons aujourd’hui. Ou bien, en effet, il ne saurait y avoir d’actualité de Comenius, ou bien cette actualité tiendra à ce noyau central que l’on trouve en tout système et qui, en définitive, doit pouvoir s’exprimer en quelques idées simples. Nous chercherons donc, dans une première partie, à retrouver les idées directrices de la pensée de Comenius et, ensuite seulement, nous essaierons, dans les deux autres parties, de souligner les aspects toujours actuels de l’œuvre du grand éducateur, mais à la lumière de ces idées centrales transposées dans le langage qui nous est accessible. I Or, à parcourir les innombrables écrits de Comenius, rien n’est moins aisé que de dégager les idées directrices du système, car celui-ci abonde en obscurités et parfois même en contradictions apparentes. Comment expliquer, en premier lieu, qu’un théologien épris de métaphysique et imprégné de l’atmosphère spéculative du XVIIe siècle s’occupe d’éducation jusqu’à fonder une « grande didactique » ? Il existait, certes, de nombreux établissements d’enseignement où des praticiens avaient mis au point certaines méthodes spécialisées qui donnèrent même lieu à des descriptions précises : c’est ainsi que Ratke et Alsted ont sans doute été les premiers à attirer l’attention de Comenius sur les problèmes didactiques, en particulier dans le domaine de 2 l’enseignement des langues. Mais il y avait loin de là à construire toute une philosophie de l’éducation et à situer même celle-ci au centre d’un système plus général encore. Que, d’autre part, les penseurs et les philosophes, de Montaigne et Rabelais à Descartes ou à Leibniz, aient exprimé en passant des remarques profondes sur l’éducation, cela va également de soi, mais c’était à titre de corollaires de leurs idées dominantes. Comenius, au contraire, non seulement est le premier à avoir conçu dans toute son ampleur une science de l’éducation, mais, répétons- le, il la place au cœur même d’une « pansophie » qui, dans son esprit, doit constituer un système philosophique d’ensemble. Comment expliquer cette position originale et exceptionnelle des problèmes en plein XVIIe siècle ? La meilleure preuve que l’art d’enseigner devait bien constituer le foyer de la « pansophie » elle-même est l’esprit dans lequel Comenius a cherché à composer 1e grand ouvrage avorté qu’est La délibération universelle (esprit qui explique d’ailleurs précisément pourquoi l’entreprise a échoué) : loin de construire dans l’abstrait ce savoir total et indivisible, cette science universelle que devait être la pansophie, doctrine de la réalisation progressive du « monde des idées » à l’intérieur des mondes superposés dont les couches parallèles constituent l’univers, Comenius s’astreint à des simplifications et assimilations qui finalement dépassent ses forces, mais cela, à nouveau, parce qu’il ne poursuit pas seulement un but philosophique, mais aussi un but didactique, qui représente d’ailleurs l’aspect le plus intéressant de l’œuvre. En fait, Comenius, tout en voulant construire un système pour lui- même, n’ambitionnait rien de moins que de fournir aussi une sorte d’introduction à la philosophie à l’usage de tous, entreprise unique en son genre au XVIIe siècle. D’où le même problème : comment expliquer cette synthèse du besoin de fonder l’enseignement et de la spéculation philosophique générale ? Autre difficulté : l’avertissement aux lecteurs de La grande didactique oppose avec une tranquille audace la méthode a priori que compte suivre son auteur aux essais didactiques empiriques ou a posteriori qui caractérisent les essais pédagogiques de ses prédécesseurs. « Nous avons l’audace, nous, de promettre une grande didactique […], un traité complet d’enseigner tout à tous. Et de l’enseigner de cette sorte que le résultat soit infaillible »; et « Nous démontrerons que tout cela est a priori, c’est-à-dire tiré de la nature immuable des choses [...], et que nous établissons ainsi un système universel valable pour l’institution d’écoles universelles2. « Mais cette promesse d’une science a priori de l’éducation, dont Comenius dit lui-même qu’il s’agit d’un projet « énorme », semble tourner un peu court lorsqu’on s’aperçoit, en cherchant par exemple sur quoi fonder l’enseignement des sciences, que Comenius se contente d’appels à la sensation : « La vérité et la certitude de la connaissance ne dépendent que du témoignage des sens »; ou « Plus le savoir dérive de la sensation et plus il comporte de certitude3 »D’une manière générale, il semble souvent y avoir contradiction entre les principes généraux invoqués par Comenius et l’empirisme quasi sensualiste de tant de ses formules : ici encore, nous devons donc supposer l’existence d’une synthèse originale entre ces affirmations difficiles à concilier et d’une synthèse qui reliera l’homme à la nature, de manière à faire comprendre du même coup pourquoi le processus éducatif est au centre de cette philosophie. Mais il y a plus. L’éducation selon Comenius n’est pas seulement une formation de l’enfant à l’école ou dans la famille : c’est un processus qui intéresse la vie entière de l’homme et ses multiples adaptations sociales. La société dans son ensemble est conçue par Comenius sub specie educationis, et les grandes idées de pacification et d’organisation internationale de l’enseignement qui font de lui un précurseur de tant d’institutions et de courants contemporains découlent à nouveau, dans son œuvre, de cette synthèse sui generis entre la nature et l’homme, dont nous venons de pressentir qu’elle est au centre de sa spéculation et qu’elle explique le mystère d’une philosophie d’éducateur, en un siècle où l’éducation restait l’affaire ou de 3 techniques sans théorie, ou de remarques générales, sans effort pour constituer une science pédagogique ou didactique. Or la clef de ces difficultés ne saurait être trouvée que si l’on discerne dans la philosophie de Comenius des racines plus complexes que celles dont on se contente ordinairement, et des racines telles que leur disposition même rende possible la transposition des idées centrales du système en un langage moderne, ce qui explique la double impression de vétusté des formes et d’actualité du fond qu’on éprouve sans cesse en lisant les ouvrages du grand éducateur. A cet égard, la métaphysique de Comenius vient s’insérer entre la scolastique inspirée d’Aristote et le mécanisme du XVIIe siècle. Tout le monde a noté la parenté de sa philosophie avec celle de Bacon, mais il ne faudrait pas exagérer cette filiation dans le sens de l’empirisme, et il convient d’en retenir surtout le retour à la nature et l’instauratio magna. Le langage aristotélicien de Comenius est, d’autre part, souvent évident, mais à la hiérarchie immobile des formes il tend à substituer sans cesse les notions de dépassement et d’émergence, ainsi que le parallélisme ou l’harmonie entre les divers règnes. En d’autres termes, on trouve fréquemment chez Comenius une résonance néoplatonicienne, et c’est sans doute à juste titre que Jan Patocka a insisté sur cette influence et sur celle de Campanella4. D’un tel point de vue, un certain nombre de difficultés s’estompent et les lignes directrices de l’œuvre s’éclairent d’un jour inattendu. L’idée centrale est sans doute celle de la nature formatrice qui, en se reflétant dans l’esprit humain grâce au parallélisme de l’homme et de la nature, entraîne, par son ordre même, le processus éducatif. C’est l’ordre des choses qui constitue le véritable principe enseignant, mais c’est un uploads/Philosophie/ comenius-croix-jean-piaget.pdf
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- Publié le Mai 09, 2022
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