COLLÈGE DE FRANCE _____ CHAIRE DE PHILOSOPHIE ET HISTOIRE DES CONCEPTS SCIENTIF

COLLÈGE DE FRANCE _____ CHAIRE DE PHILOSOPHIE ET HISTOIRE DES CONCEPTS SCIENTIFIQUES _____ LEÇON INAUGURALE faite le Jeudi 11 janvier 2001 PAR M. IAN HACKING Professeur _____ 157 © Ian Hacking / Philosophie et histoire des concepts scientifiques. Leçon inaugurale, Collège de France, 2001. URL : http://www.college-de-france.fr Leçon Inaugurale de Ian Hacking — 1 — Monsieur l’Administrateur, Mes chers collègues, Mesdames, Messieurs, Nous sommes aujourd’hui étrangement dépourvus de certitude dès lors qu’il s’agit de préciser ce qui, dans le monde, est l’œuvre de l’homme et ce qui est l’œuvre de Dieu, ou, selon l’expression consacrée, de la « nature ». Quelle est la part de nos travaux ? Quelle est la part qui se trouve totalement déterminée indépendamment de nous ? On a beaucoup discuté ce point lors de la décennie passée, souvent à l’aide du slogan de la « construction sociale ». J’espère que cette expression, et même une partie du débat, seront bientôt dépassées. Mais je doute que l’on puisse jamais en finir avec ce genre de questions qui me semblent bien à même de troubler l’esprit humain. Je ne suis donc pas de ceux qui parlent de la fin de la philosophie, ou de la métaphysique. Je pense même que nous ne faisons souvent qu’opérer une transmutation de questions anciennes dont certains aspects capitaux sont néanmoins laissés intacts. On a l’impression d’en avoir fini avec ses ancêtres, alors qu’en fait on ne fait que reprendre sous un autre jour ce qui était au cœur même de leur insatisfaction. Mais faut-il parler d’insatisfaction ? Oui, car, au moins depuis Kant, il est fréquent de trouver à l’origine des travaux des philosophes, des problèmes, des antinomies et des motifs de perplexité. Aristote lui-même disait qu’en philosophie la bonne méthode consiste à relever des contradictions dans les croyances populaires, ou encore des antagonismes entre l’opinion générale et les croyances des sages. Il appelait cela des apories. Cette façon de voir fait ressembler la philosophie aux récriminations de vieux ronchons s’évertuant à redresser ce qui est tordu. Peut-être vaudrait-il mieux accorder, avec Merleau-Ponty, que « le monde et la raison ne font pas problème ; disons, si l’on veut, qu’ils sont mystérieux, mais ce mystère les définit, il ne saurait être question de le dissiper par quelque “solution” ». Et Merleau-Ponty poursuit, avec une remarque bien digne de constituer la devise d’une chaire de philosophie et d’histoire des concepts scientifiques : « La vraie philosophie est de réapprendre à voir le monde, et en ce sens une histoire racontée peut signifier le monde avec autant de “profondeur” qu’un traité de philosophie 1. » Il n’y a pas forcément de contradiction entre s’intéresser à des « problèmes » et chercher à voir le monde sous un angle nouveau. Les travaux les plus féconds des philosophes qui cherchent à résoudre des problèmes sont motivés par une sorte d’effarement, ou de stupéfaction, devant l’aspect déroutant des choses les plus ordinaires qui soient. Kant a commencé par demander : « Comment les mathématiques pures sont-elles possibles ? » Nos maîtres ont même été tellement étonnés qu’ils en sont venus à proposer des théories absolument bizarres sur la nature de cette discipline. Il me suffit de rappeler les noms de Platon, Descartes, Leibniz, ou Wittgenstein. Quiconque a jamais ressenti ce qu’est une preuve mathématique comprend leurs interrogations. Un débat récent entre deux de nos collègues, Alain Connes et Jean Pierre Changeux, témoigne d’ailleurs – si besoin était – de la vitalité de ces problèmes 2. Comme mes prédécesseurs tels que Jules Vuillemin, j’ai l’intention d’aborder ce genre de sujets, mais dans le cadre d’un projet plus vaste visant à comprendre quels types de raisonnements sont utilisés dans les sciences. Pour moi, les mathématiques sont des sciences comme les autres, étant entendu qu’elles ne sont pas de type expérimental. Or dans les sciences, on peut avoir recours à des styles de raisonnements très divers. Le style de 1. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. XVI. 2. Cf. Alain Connes et Jean-Pierre Changeux, Matière à penser, Paris, Odile Jacob, 1989. Leçon Inaugurale de Ian Hacking — 2 — raisonnement le plus puissant, celui qui a rendu possible le monde moderne, celui qui a irrémédiablement bouleversé l’univers – de fond en comble –, celui qui transforme et réinvente le monde actuel, c’est, sans aucun doute, celui que j’appelle le style du laboratoire, celui qui a émergé il y a quatre cents ans. Autrefois, on étudiait, on observait, on spéculait sur des phénomènes. Aujourd’hui, on fabrique des phénomènes, on les isole, on les purifie. Evangélista Torricelli créa un vide – un néant – en mettant un tube de verre avec du mercure sens dessus dessous. Par la suite, dans son laboratoire Robert Boyle produisit de nouveau ce phénomène tout en perfectionnant sa pompe à air. Les premières qu’il fabriqua lui coûtèrent une bonne part de sa fortune personnelle et absorbèrent les subsides que lui accorda le gouvernement anglais. Une vingtaine d’années plus tard, les fabricants parisiens mettaient en vente des modèles bon marché produisant des vides meilleurs que ceux jamais produits par Boyle. Thomas Hobbes en vit l’annonce placardée sur un mur. Il détestait l’univers élitiste des savants, leur langage inaccessible au vulgaire, et leurs manipulations privées. « Comme si la nature ne prodiguait pas assez de phénomènes, protestait-il. Comme si tout le monde n’avait pas accès aux phénomènes naturels. Quel besoin de toutes ces manœuvres de laboratoires, faites en petit comité devant un cercle restreint d’experts ? » Hobbes n’était plus très jeune ; mais voilà qu’en se lamentant sur l’avenir, il anticipait exactement ce qui allait advenir. Les hommes allaient créer des phénomènes nouveaux, et cela lui faisait horreur. Mais il jouait perdant. Il assistait à l’arrivée de la science de laboratoire, celle qui n’observe pas les opérations de la nature mais opère sur elle. Un jour viendra, peut-être, où l’on aura oublié la plus grande partie de ce que l’Europe a exporté dans le monde, ou même ce qu’elle en a extrait. Peut-être à une seule une exception : le style de raisonnement inspiré par le laboratoire. Il y a bien d’autres styles de raisonnement. L’un d’entre eux, auquel j’ai peut-être consacré une part trop importante de ma vie, est le style statistique. Il a totalement modifié l’expérience que nous faisons du monde dans lequel nous vivons au jour le jour, un monde intégralement marqué du sceau de la probabilité : la sexualité, le sport, la maladie, la politique, l’économie, l’électron. Le triomphe de la probabilité fut concocté au dix-neuvième siècle, et mis au point au vingtième. Impossible de lui échapper. Jacques Bouveresse a vu en Robert Musil l’emblème de cette ère nouvelle 3. À ce sujet, je vais vous raconter une petite anecdote. À l’origine d’une bonne partie des travaux historiques et philosophiques récents sur la probabilité, il y a un groupe de recherche qui travaillait à Bielefeld en 1983. Ceux de ses membres qui n’étaient pas germanophones se rencontraient dans un club de lecture pour perfectionner leur allemand. Ils jetèrent leur dévolu sur Musil qu’ils lisaient et discutaient. Et pourtant, au fil de toute cette année, il n’est venu à l’esprit d’aucun d’entre nous que Musil soit le parfait symbole de la révolution probabiliste. Pour cela on attendait M. Bouveresse. Pour en revenir aux styles de raisonnement, ces styles émergent dans des contextes tout à fait spécifiques. Je dois cette idée de style à Ludwik Fleck, l’épidémiologiste polonais qui, en 1935, écrivit sur les Denkstile. Il avait pris pour exemple le test de Wasserman pour dépister la syphilis, une affaire s’étendant sur plusieurs décennies. Ce qui m’intéresse est plutôt une histoire des sciences s’inscrivant dans la longue durée. Bien que parfaitement compatible avec la microsociologie des sciences en vogue à l’heure actuelle, son but est tout autre. Mais il se rapproche de celui de Pierre Bourdieu, tel que je le conçois. Au moins, quand il écrit : 3. Cf. Jacques Bouveresse, L’homme probable, le hasard, la moyenne et l’escargot de l’histoire, Combas, Éditions de l’Eclat, 1993. Leçon Inaugurale de Ian Hacking — 3 — « Il faut admettre que la raison n’est pas tombée du ciel, comme un don mystérieux et voué à rester inexplicable, donc qu’elle est de part en part historique ; mais on n’est nullement contraint d’en conclure, comme on le fait d’ordinaire, qu’elle soit réductible à l’histoire. C’est dans l’histoire, et dans l’histoire seulement, qu’il faut chercher le principe de l’indépendance relative de la raison à l’égard de l’histoire ; ou, plus précisément, dans la logique proprement historique, mais tout à fait spécifique, selon laquelle se sont institués les univers d’exception où s’accomplit l’histoire singulière de la raison 4. » Néanmoins, mon objectif est métaphysique, et ce qui me tient à cœur, c’est la vérité elle-même, ou, plus exactement, comment un style de raisonnement introduit de nouvelles façons de trouver la vérité. Car je prétends que chaque style introduit, en matière de preuve et de démonstration, son propre type de critères, et qu’il détermine les conditions de uploads/Philosophie/ lecon-inaugurale-de-ian-hacking.pdf

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