Avant-Propos Maurice Merleau-Ponty ne peut certainement pas être considéré à pr

Avant-Propos Maurice Merleau-Ponty ne peut certainement pas être considéré à proprement dire un “esthétologue”. Comme on l’a observé à divers endroits1, il ne paraît pas enclin à orienter sa propre méditation sur les problèmes théorétiques caractéristiques à l'esthétique. L’art et la littérature toutefois entre-tissent profondément sa philosophie 2. Ainsi, la fréquence des références artistiques et littéraires qui y apparaissent et – cela a été souligné à juste raison – qui “n’ont pas une fonction simplement décorative” 3, ne peut pas ne pas toucher qui lit ses textes. La méditation de Merleau-Ponty sur l’art et la littérature apparaît même comme partie intégrante, ou mieux – pour utiliser une expression récurrente de ses écrits – comme “partie totale” de sa méditation philosophique : cette partie dans laquelle la totalité se replie et d’où elle est rendue visible 4. L’art et la littérature d’un côté et la philosophie de l’autre semblent en somme entretenir dans la pensée de Merleau-Ponty un rapport chiasmatique analogue à celui qu’il parvient à décrire entre le visible et l'invisible, où le second terme se profile comme étant l'envers du premier ; on peut lire dans ce sens le titre du dernier essai que Merleau-Ponty consacre à la peinture : 1 Déjà Paci, dans l’introduction de l'édition italienne de Sens et non-sens, écrit que Merleau- Ponty, bien que dédiant au cinéma, à la peinture et à la littérature certains des essais rassemblés dans ce livre, “ce n’est pas tellement un jugement de valeur sur l'art qu’il cherche” (E. PACI, Introduzione a M. MERLEAU-PONTY, Senso e non senso, tr. it. de P. Caruso, Il Saggiatore, Milan, 1962, ensuite Garzanti, Milan, 1974, p. 14). À son tour Kaufmann souligne : “à quelle distance, pourtant, s'est tenue cette recherche [i.e. : celle de Merleau-Ponty sur la peinture] des problèmes classiques de l'Esthétique, nous en sommes avertis par le fait qu'aucune référence ne s'y rencontre à une expérience originale de la Beauté” (P. KAUFMANN, De la vision picturale au désir de peindre, “Critique”, a. XX, n. 211, 1964, p. 1048). Zecchi aussi relève que ce n’est pas “l'intention de définir le champ théorétique de l'esthétique” (S. ZECCHI, La fenomenologia dopo Husserl nella cultura contemporanea. 2/ Fenomenologia e sapere scientifico, La Nuova Italia, Florence, 1978, pp. 89-90) qui alimente l'intérêt de Merleau-Ponty (comme d’autres phénoménologues) pour l'art et la littérature, et Scaramuzza met en évidence que Merleau-Ponty “ne nous a laissé aucune philosophie de l'art” (G. SCARAMUZZA, “L'estetica fenomenologica”, dans M. DUFRENNE-D. FORMAGGIO, Trattato di estetica, vol. I, Storia, Mondadori, Milan, 1981, p. 356). 2 “L'esthétique sous-tend en permanence la pensée de Merleau-Ponty et traverse l'ensemble de l'œuvre au point de se confondre avec sa réflexion philosophique” (O. MONGIN, Depuis Lascaux, “Esprit”, 1982, n. 66, p. 67). À propos de l’attitude essentiellement esthétique de la philosophie de Merleau-Ponty, cf. en particulier M. T. RAMÍREZ COBIÁN, Cuerpo y arte. Para una estética merleaupontiana, UAEM, Mexico, 1996. 3 X. TILLIETTE, L'esthétique de Merleau-Ponty, “Rivista di estetica”, n. 1, 1969, p. 102. Une remarque du même genre est développée par Anne Simon et Nicolas Castin, à propos du domaine particulier de la littérature, dans leur “Avant-propos” aux actes du colloque consacré – de manière significative – à “Merleau-Ponty et le littéraire” en 1996 : “Loin de n’être qu’accessoire, la ‘parole opérante’ d’autrui, par la ‘torsion secrète’ qu’elle imprime aux mots, motive la propre pensée du philosophe et la fait avancer dans des directions qu’il n’avait pas forcément prévues” (A. SIMON et N. CASTIN, “Avant-propos”, in ID. (textes réunis et présentés par), Merleau-Ponty et le littéraire, Presses de l’École normale supérieure, Paris, 1997, pp. 9-10. 4 Pour cette acception de l'expression “partie totale” référée à la parole et au corps, cf. V.I., pp. 157-158. 5 L'œil et l'esprit, où l’œil renvoie justement au visible de l'esthétique – qu’il faut comprendre, bien entendu, dans ses deux acceptions – et l'esprit à l'invisible de la philosophie 5. Cette position montre alors comment les raisons pour lesquelles Merleau-Ponty n’a pas été un esthétologue au sens propre sont profondément enracinées dans sa conception des rapports entre le domaine artistique et littéraire d’un côté et celui de la philosophie de l’autre : une conception qui empêche de considérer ceux-ci de manière réciproquement indépendante 6. Risquant une définition – même avec toutes les limites et les rigidités qu’elle comporte – , on pourrait donc affirmer que la pensée de Merleau-Ponty offre, au lieu d'une théorie philosophique de l’art et de la littérature, une idée de la philosophie modelée précisément sur ceux-ci 7. La pensée de Merleau-Ponty tend en fait à discerner dans la recherche philosophique le même destin interminable d’interrogation et d’expression du monde et de l'Être qui accompagne depuis toujours la recherche de l’art et de la littérature. C'est pour cela que la réflexion de Merleau-Ponty se concentre tout particulièrement sur l'opération d'expression du sens latent dans notre contact avec le monde, opération telle qu’elle se présente à partir de l'expérience perceptive pour arriver jusqu’au phénomène du langage, conçu comme reprise et “sublimation” de cette expérience. Sur une telle voie – qui traverse aussi les territoires de la linguistique et des sciences humaines – la méditation de Merleau-Ponty consacrée à l’art et à la littérature s’adresse à interroger de façon privilégiée la recherche picturale de Cézanne et la recherche littéraire de Proust, puisque pour elles aussi – souligne Paul Ricœur – “le problème central fut celui d’une création de sens qui restitue et manifeste l'antérieur” 8. Cette étude-ci, par conséquent, se veut consacrée tout d’abord à l'interrogation que Merleau-Ponty adresse à de telles 5 Nous devons les considérations que nous venons de faire à une remarque de Tilliette : “l'œil = le visible, l'esprit = l'invisible” (X. TILLIETTE, art. cit., p. 107). 6 Invitto indique que “l'esthétique de Merleau-Ponty se trouve dans sa phénoménologie de la perception, son ontologie, sa notion de corps”, soulignant par cela, d’autre part, comment la position de Merleau-Ponty se soustrait à la “division classique de la philosophie en problèmes rigidement hiérarchisés, parmi lesquels l'esthétique, la politique et, éventuellement, la pédagogie représentaient les sciences-cendrillon” (G. INVITTO, Premessa à Merleau-Ponty, Filosofia, esistenza, politica, éd. par G. Invitto, Guida, Naples, 1982, p. 11). Tilliette aussi souligne à son tour que la conception merleau-pontienne de la philosophie “ne saurait en aucune manière subsumer le monde de l'art, et encore moins échafauder une science esthétique, une théorie esthétique” (X. TILLIETTE, art. cit., p. 104). 7 L'œil et l'esprit affirme que “cette philosophie qui est à faire, c'est elle qui anime le peintre” (O.E., p. 60). Toutefois, ceci n’empêche pas Merleau-Ponty de reconnaître à la philosophie une forme caractéristique, comme l’atteste la Préface de Signes : “tandis que la littérature, l'art, l'exercice de la vie, se faisant avec les choses mêmes, le sensible même, les êtres mêmes peuvent, sauf à leurs limites extrêmes, avoir et donner l'illusion de demeurer dans l'habituel et dans le constitué, la philosophie, qui peint sans couleurs, en noir et blanc, comme les tailles-douces, ne nous laisse pas ignorer l'étrangeté du monde, que les hommes affrontent aussi bien et mieux qu'elle, mais comme dans un demi-silence” (S., p. 31). 8 P. RICŒUR, Langage (Philosophie), dans Encyclopaedia Universalis, vol. IX, Paris, 1971, p. 777. 6 recherches, sans que cette interrogation, qui ne cesse de se poser et de se développer dans tout l’arc de la réflexion de Merleau-Ponty, puisse être isolée du milieu d'ensemble d’une telle réflexion. Voilà que – comme dans certains tableaux flamands dans lesquels la surface brillante d’un miroir ou d’un plat métallique posé dans un angle concentre en lui toute la scène représentée – , dans certains chapitres de notre travail, l’élaboration philosophique d’ensemble de Merleau-Ponty résulte pour ainsi dire concentrée dans l’interrogation parallèle qu’il adresse à la peinture de Cézanne ou à la Recherche de Proust, alors que dans d’autres chapitres c’est une telle interrogation qui se trouve projetée dans le plus ample cadre de l’élaboration philosophique de la même époque. D’autre part, si l’on peut, à juste raison, suggérer que, dans la pensée de Merleau-Ponty, le côté de l’art et de la littérature et celui de la philosophie finissent par se mirer l’un dans l'autre 9, il nous semble alors que la structure particulière prise par cette étude respecte non seulement les exigences de notre parcours de lecture, mais les instances mêmes de la pensée de Merleau-Ponty. Notre ouvrage réunit le travail de recherche que, pendant plus de dix ans, nous avons effectué dans le domaine que nous venons de tracer. Ce travail avait, en effet, trouvé sa première synthèse dans notre dissertation doctorale, qui avait été défendue en 1990 auprès de l’Institut Supérieur de Philosophie de l’Université Catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve), avait reçu le prix de l’Académie Royale de Belgique et ensuite avait été publiée en version italienne sous le titre Ai confini dell’esprimibile. Merleau-Ponty a partire da Cézanne e da Proust (Milan, 1990). Nous profitons de l’occasion pour remercier encore une fois Ghislaine Florival, qui avait été “promoteur”, au sens le plus haut et le plus riche du mot, de cette dissertation. Les uploads/Philosophie/ m-carbone-la-visibilite-de-l-x27-invisible-merleau-ponty-entre-cezanne-et-proust-hildesheim-georg-olms-verlag-2001-194-p.pdf

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