Frédéric Côté-Boudreau Philosophie et éthique animale Menu L’humanisme comme ar
Frédéric Côté-Boudreau Philosophie et éthique animale Menu L’humanisme comme arme de destruction massive L ’humanisme est, en un certain sens, le beau côté de la médaille du spécisme dans la mesure où il a contribué à avancer l’idée d’une valeur inhérente à tous les êtres humains, généralement sans condition. Après tout, l’humanisme cherche à expliquer ce qu’il y a de distinctif et d’honorable à propos de l’humanité. Mais il n’est pas sûr que cette philosophie n’ait que de beaux côtés. D’une part, parce que l’humanisme est souvent fondé sur un idéal perfectionniste que les agents humains doivent s’efforcer d’atteindre. Car l’humanisme ne se contente pas de se référer aux humains, il cherche avant tout à les définir, à dire comment être humain. Cette rhétorique a ainsi souvent servi à rabaisser des groupes qui n’y répondaient pas adéquatement, comme les femmes, les enfants et les non-Occidentaux en général — qui se voyaient alors souvent traités d’animaux. Ce n’est pas pour rien qu’en français, on ait longtemps parlé des droits de l’Homme plutôt que des droits humains, comme si les hommes (blancs et hétérosexuels) étaient la mesure de l’humanité. De plus, ce ne sont pas seulement les groupes opprimés mais bien toute l’humanité qui souffre de ces idéaux perfectionnistes. En effet, plusieurs formes d’humanisme prônent un style de vie à mener, par exemple de se libérer du joug de ses passions et de vivre selon la raison. C’est ce qu’Isaiah Berlin a appelé la liberté positive, qui constitue cependant une fausse liberté dans la mesure où elle prive les individus de vivre la vie qu’ils et elles désirent. Plutôt que de libérer les humains en leur permettant d’explorer les possibles, l’humanisme les enferme bien souvent dans des modes de vie prédéfinis, où le titre d’humain doit alors se mériter en dépit de ce qu’en pensent les individus. D’autre part, parce que l’humanisme destitue tout ce qui n’est pas humain. L ’humanité devient une frontière morale infranchissable et, surtout, que l’on ne peut remettre en question. L ’humanisme érige en principe fondateur le dogme de la suprématie humaine, comme si la seule façon de protéger les uns devait se traduire par l’oppression des autres. On ne définit pas l’humain sans l’opposer (pour mieux le vénérer) aux animaux non humains, et les animaux ne sont animaux que dans la mesure où ils ne sont pas comme les humains. Plutôt que d’admettre une continuité entre notre espèce et les autres espèces animales, on préfère se divorcer de cette nature animale, comme si reconnaître notre héritage nous privait de quelque chose et devait nécessairement nous rabaisser (et pourtant, serions-nous encore humains si nous délaissions ce que nous partageons avec les autres animaux?). Il est vrai que les luttes de libération des groupes humains ont été menées avec cette idée d’égalité et fraternité humaines, de sorte que certains craignent que de remettre en question cette frontière menacerait cette égalité même. Au contraire, il ne s’agit pas de remettre en question la valeur morale des êtres humains, mais bien de mettre en lumière qu’elle se fait au prix de priver d’autres personnes d’en jouir. Critiquer la suprématie humaine ne signifie pas de rabaisser les humains à quoi que ce soit, mais q p gfi p q q , bien d’étendre la protection fondamentale à d’autres individus qui partagent les mêmes intérêts fondamentaux. Si le fait d’être humain contient une quelconque dignité, celle-ci n’implique pas pour autant un droit de commettre des violences à ceux n’étant pas humains sous prétexte qu’ils ne sont pas humains. L ’essai philosophique de Patrice Rouget La violence de l’humanisme. Pourquoi nous faut-il persécuter les animaux? (Calmann-Lévy, 2014, 160 pages) est consacré aux problèmes de cet humanisme. S’inscrivant dans la tradition de la philosophie continentale (qui m’est d’ailleurs moins familière) et s’inspirant de Jacques Derrida, Rouget dénonce qu’une bonne part de la philosophie est une entreprise vouée à justifier la domination envers les animaux non humains. En quelque sorte, on formule des systèmes philosophiques dans le but d’avoir bonne conscience d’exploiter autrui. Même les meilleurs esprits peuvent être instrumentalisés à opprimer les plus faibles. Loin de moi l’idée de faire un procès d’intention, et j’estime que ces systèmes de pensées recèlent malgré tout des moments de sagesse qu’on aurait tort de reléguer aux oubliettes. Il demeure tout de même important d’être conscient des biais et des violences qu’ils risquent de perpétuer, consciemment ou malgré eux. Car il est vrai que l’humanisme s’est fondé bien souvent en destituant les animaux de la considération qu’ils méritent. Cette entreprise est résumée dans ce passage très révélateur qui exprime combien de philosophies (et on aurait pu en ajouter de nombreuses autres) se déchiffrent à la lumière de ce divorce qu’elles accomplissent à l’encontre des animaux non humains: Ainsi, nous sommes indifféremment, sans toujours le savoir, et en vrac, stoïciens (pas de droits pour les animaux, en tant que seuls détenteurs du logos, nous pouvons disposer d’eux comme nous l’entendons), kantiens (nous avons le droit de disposer des animaux puisqu’ils sont nos produits comme les pommes de terre ; en tant que finalité universelle autoproclamée, nous avons le droit de faire des animaux ce que nous voulons), augustiniens (l’animal n’existe qu’en tant qu’espèce, non en tant qu’individu, privilège de l’homme*), thomistes (l’homme* est au-dessus des autres animaux, puisqu’il a été fait à l’image de Dieu, aussi est-il convenable que les autres animaux soient soumis à sa conduite ; l’âme des bêtes, en tant que privée de raison, le sera aussi d’élection, l’animal ne peut prier, n’étant pas appelé à la vie bienheureuse), spinozistes (l’homme* est un Dieu pour l’homme* ; nous n’avons aucune convenance avec l’animal), optimistes leibniziens (le mal est nécessaire et de toute façon il n’est qu’apparent) ou optimistes leibniziens (le mal est nécessaire et de toute façon il nest qu apparent) ou hégéliens (les aberrations du progrès masquent sans aucun doute une ruse de la raison), heideggériens (l’animal est pauvre en ce monde, il ne se connaît pas en tant que tel ; il n’a pas accès à la mort, il ne fait que s’éteindre, la connaissance de la mort étant un privilège de l’homme*), sartriens (la liberté, comme la conscience du néant, est la marque de la supériorité inaliénable de l’homme*), etc. Nous faisons flèche de tout bois, tout nous est bon pour justifier a posteriori l’ascendant que nous avons pris sur la nature, et par provision celui que nous avons l’intention de prendre, à côté duquel le premier n’était qu’une estafilade, et la philosophie n’est pas à court de munitions pour nous soutenir dans ce combat, à tel point qu’il n’est pas illégitime de relire l’histoire de la philosophie comme l’histoire des moyens mis par la pensée à la disposition des hommes pour justifier leur postulation aristocratique et leur droit à l’asservissement de la nature (ce qui discrédite en partie cette noble entreprise). — p. 52-54 (format de liste et caractères gras ajoutés) Heureusement, quelques voix se sont élevées au cours de l’histoire de la philosophie pour dénoncer la violence de l’humanisme et défendre les intérêts des animaux non humains. On peut trouver des extraits de certains grands penseurs sur le site de la Bibliothèque virtuelle des droits des animaux ainsi que dans cette anthologie éditée par Jean-Baptiste Jeangène Vilmer (Presses universitaires de France, 2011, 424 pages): La deuxième partie de l’ouvrage de Rouget porte sur la relation utilitaire que les humains entretiennent avec les animaux, c’est-à-dire à cette obsession d’exploiter ces derniers de toutes les manières possibles et à ne les considérer que dans la mesure où ils peuvent nous être utiles. Cet extrait de la préface, écrit par Florence Burgat, résume bien le propos: Rien n’échappe aujourd’hui à la relation utilitaire, mais pour les animaux cette emprise parvient à un point d’orgue. L’enfer que nous leur avons aménagé, bien avant la révolution industrielle, s’est simplement durci, radicalisé ; qu’ils soient sauvages ou domestiques, il n’est plus possible aux animaux d’y échapper d’aucune manière. Une détermination juridique sanctionne le statut que l’humanisme a forgé pour eux – car c’est bien lui le responsable : être des biens, la plupart du temps consomptibles, c’est-à-dire dont l’usage implique la destruction. L’utilité qui doit coûte que coûte leur être arrachée passe en effet le plus souvent par leur mort, qu’il s’agisse de les manger, de tuer leur petits pour détourner le lait, de prendre leur fourrure ou leur peau pour confectionner vêtements, sacs et chaussures, de tester sur eux jusqu’à ce que mort s’ensuive toutes les substances que nous absorbons sous une forme ou sous une autre. Les animaux inutiles sont éliminés, ceux qui sont utiles le sont aussi. Arrêtées par l’homme* et dans son unique intérêt, cette utilité ou cette inutilité décident d’une même attitude : aucun animal s’adonnant à la vie pour rien ne sera admis, toute contingence doit disparaître. (p. 7-8) Il va sans dire que le seul fait de ne pas être humain, de nos jours comme de tous les temps, est passible de peine de mort. Dans leur innocence la plus uploads/Philosophie/l-x27-humanisme-comme-arme-de-destruction-massive-frederic-cote-boudreau.pdf
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- Publié le Oct 26, 2021
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