Littérature Modernisme et modernité : Baudelaire face à son époque Gérald Froid

Littérature Modernisme et modernité : Baudelaire face à son époque Gérald Froidevaux Citer ce document / Cite this document : Froidevaux Gérald. Modernisme et modernité : Baudelaire face à son époque. In: Littérature, n°63, 1986. Communiquer, représenter. pp. 90-103; doi : https://doi.org/10.3406/litt.1986.1398 https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1986_num_63_3_1398 Fichier pdf généré le 01/05/2018 Gerald Froidevaux, Université de Bale. MODERNISME ET MODERNITÉ Baudelaire face à son époque. Malgré les proclamations postmodernistes que nous font aujourd'hui entendre les arts visuels, la littérature d'avant-garde, et même la réflexion philosophique, nous n'avons pas fini de nous débattre avec l'idée de modernité. En même temps que le désir d'être « absolument moderne », le xixe siècle nous a imposé une vision nouvelle de l'homme et du monde, tout en nous sensibilisant à l'aporie essentielle de la modernité. Le moderne rejette le poids mort d'une tradition pétrifiée, exalte la beauté absolue du moment présent, mais se condamne du même coup à la tyrannie de l'Histoire. On n'est moderne que pour un instant liminaire, pour une durée zéro dans la marche inexorable du Temps. Celui qui, aujourd'hui, se prétend moderne, sait bien qu'il devra, demain, céder à plus moderne que lui. Toute modernité implique sa propre négation. En fondant la beauté d'une œuvre d'art ou la pertinence d'une réflexion sur leur modernité, on les investit de la valeur suprême, mais on inscrit en même temps cette valeur dans l'éphémère, dans le gratuit, dans la non-valeur. Il ne semble pas que le postmodernisme puisse échapper à ce paradoxe de la modernité. La conscience postmoderne se caractériserait par « l'incrédulité à l'égard des métarécits ' » et particulièrement à l'égard de ce métarécit que constitue l'Histoire. Mais en cela, elle reprend très exactement l'impulsion de la « modernité » telle que Baudelaire la définit pour l'opposer aux mythes modernistes de son époque, à l'éloge du Progrès et à la confiance aveugle en la raison de l'Histoire. Le postmodernisme renouvelle le geste inaugural de la « modernité » baudelairienne, geste par lequel les créateurs réagissent à cette transformation radicale de tous les domaines de la vie qu'on appelle le monde moderne. A la modernité scientifique et industrielle de son époque, Baudelaire oppose sa théorie de la modernité culturelle 2. C'est par ce biais qu'il dénonce 1 . Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Édition de Minuit, coll. « Critique », 1979, p. 7. 2. Voir Matei Calinescu, Faces of Modernity, Bloomington, Indiana University Press, 1977; et Dominique Rince, Baudelaire et la modernité poétique, P.U.F., coll. » Que sais-je? », 1984. 90 le pouvoir autonégateur propre à toute « chose moderne » ainsi qu'à l'idée de modernité. On comprend dès lors que la « modernité » baudelairienne, loin de glorifier les exploits de l'homme contemporain, puisse apparaître comme une entreprise de sauvetage et s'exprimer, sinon par une volonté de retour, du moins par le désir de dompter les démons libérés par l'esprit inventif de l'homme moderne. Lorsque Baudelaire fixe avec une précision inédite le sens du terme de « modernité », il ne fait que rappeler le paradoxe propre à toute esthétique moderne. Le long débat qui va de la Querelle des Anciens et des Modernes à la bataille romantique avait révélé le caractère aussi vicieux qu'incontournable de la beauté moderne. Cette perception problématique reçut un complément décisif dans la réflexion de Stendhal. Dans YHistoire de la peinture en Italie, Stendhal oppose encore un « beau idéal moderne » au « beau idéal antique », établissant ainsi une symétrie logique entre les temps anciens et les temps modernes. La modernité ne ferait donc qu'échanger un système de valeurs esthétiques périmé contre un autre tout aussi stable, mais lié à des contenus nouveaux et à des expressions originales. Cependant dans Racine et Shakespeare, Stendhal désespère de définir les contenus de l'idéal moderne, c'est-à-dire romantique. Le « romanticisme » est simplement le beau actuel, le goût propre à l'époque présente, un idéal relatif et passager du beau 3. Tous les grands auteurs sont les modernes du moment présent, mais les anciens du lendemain, et toute modernité est condamnée d'avance au périssement. Baudelaire, on le sait, recule devant tant d'audace. Le propos iconoclaste de Stendhal le choque par son relativisme qui associe trop étroitement l'idée du beau au plaisir passager, à la « promesse de bonheur ». « Sans doute, écrit Baudelaire, cette définition dépasse le but; elle soumet beaucoup trop le beau à l'idéal toujours variable du bonheur; elle dépouille trop lestement le beau de son caractère aristocratique 4. » Le mot « aristocratique », ici, retient l'attention. Baudelaire refuse de soumettre le beau au goût du moment et invoque, contre la dictature de la mode, la légitimité incontestable du beau idéal, absolu et éternel. Cependant, dès le chapitre final du Salon de 1846, il annonce une esthétique de la « modernité » et, dans Le Peintre de la vie moderne, il appuie le concept sur la légitimité relative de la mode. En effet « toutes les modes sont charmantes » ou plutôt, « toutes furent légitimement charmantes » (II, 716) à leur moment, avant qu'un autre tour de la roue ne substitue une nouvelle mode à la précédente, fasse succéder un beau légitime à l'autre, remplace un absolu par le suivant. Baudelaire ne craint pas le paradoxe, car ce paradoxe, c'est la modernité elle-même, la théorie d'un absolu relatif, d'une légitimité subversive, d'une permanence esthétique dans l'éphémère. 3. Racine et Shakespeare (1823), chap. Ill, in Œuvres complètes, Cercle du bibliophile, 1970, t. 37. 4. « Salon de 1 846 », in Œuvres complètes, éd. par Claude Pichois, Gallimard (coll. de la Pléiade), 1975-1976, t. II, p. 696. Je cite désormais cette édition en indiquant le tome et la page. 91 Mais ce n'est pas seulement par rapport au relativisme stendhalien que la « modernité » de Baudelaire apparaît comme une entreprise de récupération. La conception baudelairienne constitue aussi une réponse au modernisme triomphant et tapageur du Second Empire. Là, dans le monde de la science, de l'industrie et de la politique, la valeur relative de toute chose est gagée sur la raison éternelle et universelle du progrès. Ce mouvement totalitaire, qui saisit tous les domaines de la vie, légitime le règne du relativisme absolu où rien n'existe qui ne saurait être encore amélioré, perfectionné, augmenté. Loin de vouloir créer un pendant artistique au modernisme du Second Empire, Baudelaire lui applique les figures propres à la « modernité », figures du dédoublement et de l'inversion critique. Le concept et l'idée de la « modernité » esthétique font l'objet du Peintre de la vie moderne. Dans le chapitre 4 de cet essai, Baudelaire écrit que « la modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable » (II, 695). Cette définition renvoie à la « théorie rationnelle et historique » (II, 685) que Baudelaire a exposée auparavant et selon laquelle le beau est toujours composé d'un « élément éternel, invariable » et d'un « élément relatif, circonstanciel ». On voit s'affirmer ici le désir de renouveler le statut de l'œuvre d'art sans abandonner l'idée d'une beauté transcendante à ses manifestations concrètes. C'est à travers l'élément relatif « qui sera [...] tour à tour ou tout ensemble, l'époque, la mode, la morale, la passion » que se fait jour la « portion éternelle de la beauté » (II, 685). Compromis magistral qui permet à Baudelaire de rejeter l'imitation académique du modèle classique sans sacrifier la beauté aristocratique aux caprices du moment. Le peintre représentera le monde moderne selon le goût de l'époque tout en révélant l'idéal transhistorique du beau absolu. Mais, au-delà de ce raisonnement programmatique, comment se traduit l'idée du «beau moderne»? Baudelaire en donne deux définitions qui ne se recouvrent pas. D'une part, la « modernité » coïncide avec l'élément circonstanciel et relatif : « C'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable » (II, 695). Le travail de l'artiste consiste à unir cette modernité avec la beauté éternelle pour créer une œuvre durable, belle tant par son rattachement à l'idéal éternel que par sa conformité au goût de l'époque. Mais d'autre part, Baudelaire écrit que la modernité consiste à « dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique dans l'historique, de tirer l'éternel du transitoire » (II, 695). Il ne s'agirait donc pas de créer le beau en associant un élément éternel à un élément relatif, mais d'extraire la beauté éternelle de la beauté relative. On peut donc penser que le beau absolu ne vient pas s'ajouter à la mode, mais qu'il y est contenu et que la mode représente le beau relatif et le beau éternel. La mode fournirait ainsi le témoignage actuel et toujours renouvelé du beau idéal. « La mode, écrit Baudelaire, doit donc être considérée comme un symptôme du goût de l'idéal » (II, 716). Seule 92 une différence de qualité distinguerait alors le peintre de la vie moderne d'un quelconque artiste contemporain : celui-ci ne ferait que représenter, de manière plus uploads/Philosophie/ modernisme-et-modernite-baudelaire-face-a-son-epoque.pdf

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