SCARLETT MARTON UETERNEL RETOUR DU MEME: THESE COSMOLOGIQUE OU IMPERATIF ETHIQU

SCARLETT MARTON UETERNEL RETOUR DU MEME: THESE COSMOLOGIQUE OU IMPERATIF ETHIQUE? «Que dirais-tu si un jour, si une nuit», ecrit Nietzsche dans Le Gai Savoir^ «un demon se glissait jusque dans ta solitude la plus reculee et te dise: <Cette vie teile que tu la vis maintenant et que tu l'as vecue, tu devras la vivre encore une fois et d'innombrables fois, et il n'y aura rien de nouveau en eile, si ce n'est que chaque douleur et chaque plaisir, chaque pensee et chaque gemissement et tout ce qu'il y a d'indiciblement petit et grand dans ta vie devront revenir pour toi, et le tout dans le meme ordre et la meme succession - cette araignee-la egalement, et ce clair de lune entre les arbres, et cet instant-ci et moi-meme. Ueternel sablier de Pexistence ne cesse d'etre renverse a nouveau — et toi avec lui, o grain de poussiere de la poussiere!) — Ne te jetterais-tu pas sur le sol, grincant des dents et maudissant le demon qui te parlerait de la sorte? Ou bien te serait-il arrive de vivre un instant formidable oü tu aurais pu lui repondre: <Tu es un dieu, et jamais je n'entendis choses plus divines!) Si cette pensee exercait sur toi son empire, eile te transformerait,.faisant de toi, tel que tu es, un autre, te broyant peut-etre: la question posee a propos de tout, et de chaque chose: <Voudrais-tu ceci encore une fois et d'innombrables fois?> peserait comme le poids le plus lourd sur ton agir! Ou combien ne te faudrait-il pas temoigner de bienveillance envers toi-meme et la vie, pour ne desirer plus rien que cette derniere, eternelle confirmation, cette derniere, eternelle sanction?»1 C'est sous la forme d'un defi que Nietzsche introduit, dans son oeuvre, la conception de Teternel retour. A vrai dire, il la mentionne dejä dans le texte de 1873 sur La Philosophie a l'epoque tragiqm des Grecs. En reecrivant Thistoire de la Philosophie pre-socratique, c'est chez HeracÜte qu'il croit la retrouver. A ses yeux, concevant le monde en tant que creation et destruction permanentes, le philosophe pre-socratique supposerait qu'il succombe periodiquement afln de ressurgir toujours le meme — et, de cette facon, la conflagration generale entrai- 1 Le Gai Savoir #341. NOÜS citons Nietzsche d'aptes la Kritische Gesamtausgabe organisee par Colli et Mondnari et publiee en France sous le titre Friedrich Nietzsche — (Euvres phllosophiqttes conipletes par les Editions Gallirnard. L'eternei retour du meme 43 nerait la repetition2. Nietzsche alors, en tant qu'historien de la philosophie, attri- bue a Heraclite ce qui va constituer une these stoi'cienne3. H fait a nouveau reference a la conception de Teternel retour dans la Deuxieme Consideration Inac- tuelle. En examinant les differents types d'historiographie, il croit la retrouver dans ce qu'il appelle «l'histoire monumentale». A ses yeux, faisant voir ä Thomme d'action que la grandeur du passe est toujours possible, puisqu'elle a ete une fois reelle, «Fhistoire monumentale» pourrait Pamener ä croire que les evenements se repetent avec exactitude — ce qui ne serait viable que «si les pythagoraciens avaient raison de croire que chaque fois que se presente une meme conjugaison des astres les memes evenements doivent se reproduire sur la terre jusque dans le moindre detail»4. Nietzsche alors, en tant que critique de l'historiographie, attribue aux pythagoriciens ce qui avait ete une notion de Pastrologie chaldeenne5. S'il se refere ä la conception avec un certain interet dans le cadre de la pensee heraclitienne, il la traite, en revanche, avec une certaine Ironie, voke un certain scepticisme, lorsqu'ü critique T«histoke monumentale». Dans les deux passages, cependant, en tant qu'historien de la philosophie ou en tant que critique de Fhistoriographie, il ne la developpe ni ne la souligne particulierement. Cest d'une toute autre maniere que, dans Le Gai Savoiry le phüosophe pre- sente Teternel retour. Enoncant ce qu'il en pense lui-meme, il indique deux points qui reapparaissent plusieurs fois dans ses textes: la repetition des evene- ments (« chaque douleur et chaque plaisk, chaque pensee et chaque gemissement et tout ce qu'il y a d'indiciblement petit et grand dans ta vie devront revenir 2 II est probable que Nietzsche ait lu, dans ce sens-lä, le Fragment d'Heraclite DK 65, rapporte par Hyppolite dans la Refutatio omnium kaeresium, IX, 9: «et il Tappelle (le feu) abondance et indigence; d'apres lui, indigence est la formadon du monde et abondance, la conflagration generale» (Nous citons les Fragments d'Heraclite d'apres Tedition Diels-Kranz). Kirk remarque que «abondance et indigence» constituent les seuls mots d'Heraclite dans ce Fragment, de sorte qu'Hyppolite, en identifiant abondance et conflagration generale, suit une interpretation stoi'cienne (Heraclitus, the cosmic fragments, Cambridge, University Press, 1954, p, 357). Burnet adopte la meme position, mais il rappelle que Zeller, Diels et Gomperz pensent que revient a Heraclite i'idee de conflagration generale (LJAurori de la philosophie grecqm, Paris, Payot, 1919, p. 180, note 3); cette these etait, d'aiüeurs, soutenue par la plupart des chercheurs au siecle dernier. 3 C£ a ce propos Jackson P. Hershbell et Stephen A. Nimis, «Nietzsche and Heraditus», in Nietqcbe-Studien 8 (1979), pp. 17-38, surtout pp. 34-5. 4 Deuxieme Consideration Inaktuelle # 2. II est possible que Nietzsche ait lu, dans ce sens-lä, le recit d'Eudeme: «a en croire les choses pythagoriciens, de meme que les choses identiques par le nombrc» de meme, moi aussi, je parlerai a nouveau, ayant ce petit bäton dans les mains, et vous serez assis comme maintenant; et toutes les choses se passeront de la meme maniere, Faisant penser que le temps est le meme» (Pbisique, 11,3, fragmcnt 51, citc par RodolFo MondolFo, // pensiero anlico, Firenze, La nuova Italia, 1950, p. 69). Gomperz croit que la conception pythagori- cicnnc de l'äme ne repose pas sur rastrologie des babyloniens, dans la mesure ou, si ce rapport existait, Eudcmc n'aurait pas manque de le signaler (Les penseurs de la Crece^ Paris, Felix Alcan, 1904, volumc I, p. 155, note 2). 5 C£ ä ce propos George J. Stack, Lang and Nietzsche, Berlin, Walter de Gruyter, 1983, pp. 29-30. 44 Scarlett Marton pour toi») et le mouvement circulake dans lequel a Heu la meme serie d'evene- ments («et le tout dans le meme ordre et Ja meme succession»). Si ces aspects se revelent essentiels dans sä doctrine, ici il souligne, serrible-t-il, un autre point: «le poids le plus lourd», qui constitue le titre de Paphorisme, concerne les consequences psychologiques que peut entrainer la pensee de Peternel retour. En fin de compte, que provoquerait-elle en nous? Nous remplirak-elle de joie ou nous lancerait-elle au desespoir? Vis-a-vis d'elle comment nous conduirions- nous? Nous jetterions-nous sur le sol et grincerions-nous des dents? Ou alors benirions-nous comme porteur d'une bonne nouvelle celui qui nous en parlät? Peu Importe Pattitude que nous en viendrions a adopter, eile ne nous delivrerait pas du poids qui des lors peserait sur notre agir. Ni Pacceptation ni le refus de cette «pensee abyssale» pourrait nous en eviter Fimpact. Si par eile nous nous laissions impregner, nous serions poursuivis a chaque instant par cette question: «Voudrais-tu ceci encore une fois et d'innombräbles fois?» Pourtant, soyons tranquilles. Quand Nietzsche presente sä conception, il emploie le conditionnel («Que dirais-tu si un jour, si une nuit»). La formulation hypothetique, que nous trouvons dans cet aphorisme, pour- rait peut-etre nous amener a souligner la signiflcation de la doctrine nietz- scheenne de Teternel retour dans le contexte de Texperience humaine6. On a pu la considerer comme la maniere par laquelle les etres humains s'occupent du passe. Ayant un effet purificateur, eile eliminerait leur ressentiment et leur asce- tisme, eile extirparait d'eux tout ce qui serait maladif. Ceux qui feraient Texpe- rience de la doctrine et qui la comprendraient subiraient un changement tel qu'ils se sentiraient completement transfigures7. On a cru qu'elle consistait en un test psycho-spiriruel afin d'evaluer nos attitudes et nos sentiments par rapport a notre propre vie. Vouloir la repetition eternelle de toutes les choses n'implique- rait pas seulement qu'on vit a nouveau ce qu'on a choisi mais qu'il nous faut vivre encore une fois ce qu'on n'a pas voulu. La doctrine pourrait, donc, provo- quer une profonde transformation dans Tindividu qui Taccepterait8. On l'a aussi rapprochee du «connais-toi toi-meme»; le demon impertinent qui se rnet ä par- ier de l'eternel retour rappelerait le daimon socratique. Enseignee par Zara- thoustra a un groupe elu, cette doctrine esoterique demänderait une preparation prealable des auditeurs. Plus proche de l'auto-reflexion de Socfate que de la cosmologie de Platon, eile se justifierait par Teffet que la croyance dans Teternel 6 Walter Kaufmann a ete Tun des premiers a reconnaitre la signiflcation «experientelle» de Teter- nel retour, mais il n'a pas developpe cette idee (cf. Nietzsche, Pbilosapher, Psychohgst, Antichrist, New York, The World Publishing Co., IQth edition, 1965, p. 279), 7 Cf. Tracy Strong, Friedrich Nietzsche and fix Politics ofTransßgurationy Berkeley, University of Califor- nia Press, 1975. 8 Cf. George J. Stack, op. dt. L'eternel retour du meme 45 4 i retour devrait produke sur notre experience9. On Pa ehcore jugee comme l'ex- pression d'une orientation fotidamentale vis-a-vis de la vie. uploads/Philosophie/ ns-25-42-63-l-x27-eternel-r-du-meme-scarlett-marton.pdf

  • 29
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager