Pour Althusser : notes sur l’évolution de la pensée du dernier Althusser Mise e
Pour Althusser : notes sur l’évolution de la pensée du dernier Althusser Mise en ligne décembre 1993 par Toni Negri « Quelque chose s’est brisé » Quand Althusser, intervenant au colloque du Manifesto, à Venise en 1977, part pour ouvrir son discours [1] de la constatation : « Quelque chose s’est brisé », il ne pense pas (mieux il exclut) que cette rupture puisse être platement et uniquement ramenée à l’analyse de la multiplication des effets pervers du stalinisme, à partir des années trente, sur le mouvement ouvrier international. La dérive stalinienne est évidente, tragique et considérable : en 1986, Althusser définira le stalinisme comme la forme « trouvée » (« non préméditée ») par l’impérialisme en vue de l’exploitation des populations à l’intérieur du monde socialiste [2]. Dans son intervention de 1977, la tension qui conduira en 1986 à cette liquidation est déjà présente [3]. Mais c’est justement la raison pour laquelle on ne saurait ramener purement et simplement la « crise actuelle » et la « rupture » au stalinisme. Le problème des crises récurrentes du mouvement ouvrier est bien plus profond : il tient à la nature même de ce mouvement, qui est « fait » de luttes et de contradictions. Le problème n’est pas la crise mais la rupture, à savoir le fait que cette crise ne produit pas d’effets constructifs mais destructifs. Outre la dénonciation du stalinisme, l’analyse théorique doit donc s’attacher au processus de formation de la pensée communiste, à la fonction créative, constructive, de la crise qu’elle subit. Pour discuter de cette question, examinons quelques points essentiels du discours de Marx - en l’espèce, penchons-nous sur la théorie de la plus-value et de l’exploitation et, en second lieu, sur la théorie de l’Etat et de la relation dialectique entre lutte économique et lutte politique. Dans le premier cas - nous dit Althusser - Marx a construit une théorie essentiellement quantitative » de la plus-value, induisant de cela des conséquences politiques totalement inadaptées à la compréhension et à la critique de l’exploitation, (le la fonction de l’idéologie, de la complexité des processus de soumission de la société au capitalisme. Dans le second cas, la théorie de Marx et, à plus forte raison, celle de Lénine, sont nettement insuffisantes - non certes dans le sens où les eurocommunistes et d’autres comme Bobbio en parlaient alors, en tant qu’impossibilité de passer des éléments de critique de l’Etat bourgeois à la construction de l’Etat de la Sociale-démocratie ; au contraire, dit Althusser, la crise de l’enseignement de Marx et de Lénine sur l’Etat tient au fait que la critique radicale de l’Etat bourgeois ne s’accompagne pas d’une perspective de reconstruction du pouvoir dans la pratique des masses, d’une critique préventive des déviations de la dictature du prolétariat, d’une hypothèse créative sur les pratiques constituantes de masse qui se développent entre la destruction de l’Etat et la construction d’un nouvel ordre social. Sur ces points, donc, dans les classiques du marxisme, la critique est ouverte. Et toutefois, même à ces moments-là, la crise est utile au concept. Une conception quantitative de l’exploitation permet de rassembler des masses considérables dans la lutte révolutionnaire à propos du salaire ; une conception destructive de l’Etat permet d’innerver le processus insurrectionnel. Mais plus maintenant. Maintenant « quelque chose s’est brisé », autrement dit la possibilité d’utiliser positivement la crise fait défaut. Pourquoi ? Parce qu’un élément autre, aléatoire, un « dehors », un « derrière », « quelque chose qu’on n’attendait pas », est intervenu massivement. La philosophie marxiste de la pratique sociale ne peut que subir cette irruption du réel dans la sphère du concept [4]. Car elle doit dès lors rénover ses instruments pour contribuer de nouveau à la lutte. Mais quel est cet élément nouveau, aléatoire et pourtant très réel, qui rompt la continuité de la pratique philosophique ? Pour l’instant, nous ne pouvons le nommer ; nous savons seulement que le sens de la crise est inversé : là où elle était au service de la révolution, elle devient à présent négation de sa possibilité. Comment, pourquoi ? Le philosophe ne peut se substituer au réel : le réel parle et le philosophe interprète le réel en interprétant les pratiques. Pourquoi, donc, l’inversion du sens de la crise ? A ce questionnement radical, Althusser ne fournit pour le moment aucune réponse. Peut-être pour des raisons d’opportunité politique, parce que la réponse ne peut que naître au sein du mouvement ouvrier organisé ? Non, en 1977 a déjà mûri chez Althusser la conscience de l’incapacité des différents partis communistes de répondre à cette question. Son écrit, paru dans Le Monde en 1978 à propos de la politique du PCF et de son incapacité structurale à s’ouvrir à la critique du réel, est déjà implicitement clair [5]. Et Althusser ne nourrit pas d’illusions à l’égard du mouvement gauchiste : ce n’est plus depuis très longtemps un mouvement subversif et radicalement innovateur, dès l’instant où il a cessé d’avoir la force et une idéologie suffisamment articulée pour résister au chantage des corporations ouvrières organisées par le PCF, au cours des années qui ont immédiatement suivi 1968 [6]. Désormais, il est trop tard. Ainsi, c’est dans une situation de vide de la pratique, et donc de la théorie, que la question de savoir ce qui s’est brisé doit être abordée. La réponse à la rupture et la définition de l’élément aléatoire qui l’a produite constituent donc le fil rouge d’un nouveau questionnement philosophique poussé à l’extrême. Une dernière remarque à propos de cette radicalité extrême du questionnement : la pensée d’Althusser révèle ici encore sa nature essentielle de pensée symptomale, d’analyse intempestive, qui se développent par sauts qualitatifs. Discontinuité et intempestivité sont l’âme de la pratique théorique, de même que la crise est la clef de la dynamique réelle. Si manque pour le moment une réponse substantielle à la question posée, la méthodologie est toutefois préparée à la radicalité du passage réel - et donc théorique. Combien cet Althusser est proche de Benjamin ! La solitude de Machiavel Le fait que la crise compromette la réalité de la révolution mondiale n’exclut donc pas la nécessité de la pratique théorique. La crise reste le présupposé de la pensée critique, afin que celle-ci puisse de nouveau devenir le moteur du mouvement révolutionnaire. Mais « quelque chose s’est brisé » : non seulement dans le réel, mais aussi en nous, dans la philosophie, en tant qu’activité que nous menons et organisons, entre pratique et concept. C’est dans la solitude que nous pourrons désormais continuer à produire théorie et projet de la pratique. A partir de 1978, Althusser reprend, en se répétant, en réélaborant analyses et concepts, son travail sur Machiavel [7]. Machiavel, le politique et le philosophe, le solitaire toujours. Dans un premier temps, Machiavel apparaît à Althusser sous les traits du politique ; par la suite, l’analyse tendra de plus en plus à mettre en avant le côté philosophique. Au départ de cette reprise de la recherche, il y a une conférence de 1978 à l’Institut d’Etudes politiques, « La solitude de Machiavel » [8]. Le principe qui soutient l’analyse est la découverte d’un paradoxe : « Penser le nouveau en l’absence de toutes les conditions ». Voilà Machiavel. Son choix politique est choix de camp ; c’est une singularité intempestive, une pensée du pouvoir qui devient énigme, dans la mesure où elle ne parvient pas à résoudre pratiquement les problèmes posés par sa participation à la vie politique d’un pays. Reprenant l’analyse traditionnelle de la pensée de Machiavel (qui remonte à De Sanctis et à Gramsci), Althusser nous le présente comme un penseur ante litteram de l’unité italienne, comme le théoricien d’un Etat unitaire, neuf, libre des entraves féodales qui caractérisaient les vieilles structures du pouvoir princier ou républicain : un Etat capable de durer, de grandir. Mais là n’est pas l’essentiel. En effet, après avoir récupéré l’interprétation traditionnelle de Machiavel, Althusser la retourne : ce n’est pas tant le projet qui compte que le caractère radical qu’exprime la pensée de Machiavel quand il bute contre l’impossibilité de réaliser le projet, la pensée du nouveau, par conséquent, en l’absence de toutes les conditions de la nouveauté. Ou mieux, en l’absence de toutes les conditions de possibilité : le désir d’un Etat unitaire et d’un Prince nouveau est ontologiquement présent dans les masses et le processus constitutif de l’imagination révolutionnaire et la pratique d’accumulation organisatrice sont bien actifs dans la pensée. Mais tout cela n’entame pas les conditions historiques effectives, n’ouvre pas le processus constituant l’au-delà des difficultés que la situation internationale impose à l’Italie de la Renaissance tardive. La pensée scientifique de Machiavel, innervée par une puissance constitutive sans égale, est donc ici contrainte de se définir dans la séparation, - mais la séparation et la solitude constituent ce maximum de radicalité qu’offre la pensée au caractère aléatoire du devenir, de l’historicité, sur un horizon complètement atéléologique. Ce n’est donc pas la figure du « lion » qui caractérise la pensée de Machiavel, uploads/Philosophie/ toni-negri-pour-althusser-notes-sur-l-x27-evolution-de-la-pensee-du-dernier-althusser.pdf
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- Publié le Dec 02, 2021
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