Rennes – François Loth, Janvier 2012 1 PHILOSOPHIE ET INGENIERIE FRANÇOIS LOTH

Rennes – François Loth, Janvier 2012 1 PHILOSOPHIE ET INGENIERIE FRANÇOIS LOTH Université de Rennes 1 INTRODUCTION A première vue, la philosophie et l’ingénierie n’ont pas beaucoup de choses en commun. Alors que la philosophie s’adonne à la réflexion et aime problématiser, l’ingénierie est orientée vers l’action et la résolution de problèmes. Alors que les philosophes attachent de la valeur aux conflits qui émergent d’un problème, l’ingénieur cherche à éviter l’ambigüité. Pour l’un, le médium principal est le langage, alors que pour l’autre, directement engagé avec le monde matériel, c’est avec des schémas et des diagrammes qu’il rend compte de sa recherche. Si les philosophes évaluent leur contribution à leur discipline au moyen d’arguments, les ingénieurs insistent, quant à eux, sur l’efficacité et l’effectivité dans la résolution des problèmes. Autant le dire, à première vue, les deux domaines semblent s’exclure. Cependant, et pour un certain nombre de raisons historiques et professionnelles mais aussi pour des raisons liées à l’impact de la technologie sur la société et la connaissance scientifique, la philosophie est importante pour les ingénieurs. A l’inverse, pour la philosophie que l’on peut définir comme une tentative de comprendre comment les choses s’accordent, l’ingénierie et la technologie ne peuvent plus être ignorées. Dans cette courte contribution, « état des liens » existant entre la philosophie et l’ingénierie, je passe tout d’abord rapidement sur quelques raisons historiques et professionnelles qui à elles seules suffiraient à justifier un enseignement de philosophie dans une école d’ingénieur. Ensuite, j’indique quelques points de convergence entre la philosophie des sciences et la philosophie de la technologie. Puis je parle du champ relativement nouveau de la philosophie de l’ingénieur, avant d’illustrer par quelques exemples trois domaines de réflexion qui démontrent l’intrication entre la philosophie et l’ingénierie. Rennes – François Loth, Janvier 2012 2 UN LIEN CRITIQUE ET DE MEFIANCE En mettant l’accent sur l’analyse critique de la technique et les conséquences indésirables de certains usages de la technologie, plusieurs philosophes ont montré le caractère erroné de la neutralité de la technologie. Pour le dire vite, la thèse de la neutralité soutient que la technologie est un instrument neutre dont les utilisateurs peuvent faire ou non un bon usage. Vers le milieu du XXème siècle, des penseurs comme Martin Heidegger1, Jacques Ellul2 et Herbert Marcuse3, entre autres, ont appliqué une sévère critique de cette « illusion » de neutralité, alertant leurs contemporains sur l’aspect aliénant de la technologie. C’est alors qu’au centre de cette méfiance, l’ingénieur a pu se voir accusé d’être responsable de la fabrication d’armes pouvant détruire la civilisation par exemple ou d’être à la source de certains développements industriels aux conséquences désastreuses pour l’environnement ou encore de créer des machines qui dépersonnalisent la personne et aliènent la vie humaine. Ce ne sont pas les maux qui manquent ! Cette charge contre la technologie, et qui touche l’ingénierie, trouve son ancrage dans certaines idées concernant la profession de l’ingénieur comme celle par exemple de la transformation optimale des ressources naturelles au profit du genre humain4. C’est ainsi qu’un type d’approche philosophique, prolongement des sciences sociales, s’est développé, cherchant à rendre compte de l’impact du développement de la technologie sur l’homme et sur la société. En conséquence et pour le dire très simplement, ne serait-ce que pour être conscient de certains aspects critiques de l’analyse philosophique envers la technologie, mais aussi pour se défendre de façon raisonnée, un enseignement philosophique dans une école d’ingénieur s’avère importante. Toutefois, précisons qu’en dehors d’une attitude d’auto-défense, un certain nombre de raisons, professionnelles celles-ci, justifient que l’on introduise un parcours philosophique dans une école d’ingénieur. UN STATUT SOCIAL ET PROFESSIONNEL SPECIFIQUE La philosophie pour les ingénieurs est donc aussi importante pour une seconde série de raisons. Celles-ci sont relatives à des problèmes que les seules méthodes de l’ingénierie ne peuvent résoudre. Je veux parler des problèmes éthiques. Ici, la philosophie apparaît comme un besoin pratique interne à la profession de l’ingénieur. En effet, lorsque l’ingénierie cherche à savoir ce qu’il faut faire dans certaines circonstances, l’expertise technique s’avère n’être pas toujours suffisante pour répondre aux questions relatives au risque par exemple, à la sécurité, à la protection de l’environnement etc. Ainsi, alors que tout acteur 1 « La question de la technique », dans Essais et conférences, Gallimard, 1958. 2 Le bluff technologique, Hachette, 1998. 3 L’homme unidimensionnel, Editions de Minuit, 1968. 4 « Engineering is the art of directing the great sources of power in nature for the use and convenience of man » (Brouillon de la charte de l’institution britannique des ingénieurs civils, en 1828. Rennes – François Loth, Janvier 2012 3 responsable du développement d’une technologie a une responsabilité morale, pour l’ingénieur cette responsabilité intervient dès la conception. Une fois encore, la neutralité de la technologie n’est plus de mise. La technologie n’est, en effet, pas seulement une structure physique. Le point de vue qui soutient que la technologie est neutre quant aux valeurs et que l’ingénierie est avant tout une discipline dominée par les mathématiques est une position tout à fait discutable. Par définition, les objets de la technologie remplissent certaines fonctions et sont utilisés pour certains buts. Ce nœud conceptuel entre les objets technologiques, les fonctions et les buts, justifie logiquement l’abandon de l’idée de neutralité. L’éthique, qui s’impose aux comportements des individus dans la société, interroge ici directement le cœur du métier de l’ingénieur, la conception. Celle-ci, la conception, ne se réduit alors plus seulement à une activité cognitive mais se doit d’intégrer des critères de pertinence éthique. Après ces deux raisons, trop rapidement exposées et qui sont au cœur des parcours de philosophie dans les établissements de formation des ingénieurs qui l’ont introduite5, je voudrais présenter comment, aujourd’hui, pourrait être orienté un enseignement philosophique dans une école d’ingénieurs. LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES ET DE LA TECHNOLOGIE Dans cette section, je relève simplement trois points au sujet de la relation entre la philosophie des sciences et de la technologie, points pouvant permettre de donner une orientation à un parcours philosophique pour les futurs ingénieurs.  Traditionnellement la philosophie, souvent en lien avec les sciences sociales, lorsqu’elle s’intéresse à la technologie, focalise son étude sur l’impact qu’elle a sur la société, l’interprétant comme un phénomène politique6 ou culturel7. Une autre analyse philosophique de la technologie, cette fois-ci en corrélation avec la philosophie des sciences considère la technologie elle- même. Sans négliger le rapport que l’homme entretient avec la technologie voire le malaise parfois que l’évolution de la technique suscite, une attention particulière est portée sur le phénomène de la technologie comme objet d’étude. Cette approche examine ce phénomène comme une pratique, celle de l’ingénieur. Enquêtant sur ses buts, ses concepts et ses méthodes, elle cherche à les relier aux questions philosophiques.  Si la science est simplement une description directe des choses telles qu’elles sont, alors la science est simplement le miroir de la réalité et la technologie seulement l’application de la science. Dans ce cas-là, il n’y a pas 5 L’éthique de l’ingénieur s’est, en effet, développée depuis les années 1980, dans un certain nombre d’écoles d’ingénieurs. 6 Bruno Latour en particulier qui développe une analyse en connexion entre la sociologie, l'histoire et l'économie des techniques. 7 Don Ilde, Technology and the lifeworld: from garden to earth. Bloomington: Indiana University Press, 1990. Rennes – François Loth, Janvier 2012 4 de problème philosophique qui s’attache en particulier à la technologie et à l’ingénierie. Mais la philosophie des sciences montre que la science est chargée de présupposés philosophiques et conceptuels mais encore sociaux. En conséquence, on est en droit de penser que la technologie n’est pas essentiellement une application de la science.  La philosophie des sciences est aujourd’hui une discipline bien établie et la philosophie de la technologie s’est déjà constituée un environnement de recherche important. Un parcours de philosophie dans une école d’ingénieur s’envisage naturellement à l’intérieur du champ de la philosophie des sciences et de la technologie et soulève des questions en épistémologie, métaphysique, ontologie, éthique8. Il s’agit de donner à l’élève ingénieur la possibilité de comprendre des concepts, via l’analyse, qui lui permettront de discerner les enjeux des systèmes techniques qu’il sera amené à développer et ainsi l’aider à la prise de décision. VERS UNE PHILOSOPHIE DE L’INGENIEUR Alors que la science et la technologie ont leurs propres domaines d’investigation, la réflexion philosophique spécifique à l’ingénierie est encore rare. Cependant, si la pertinence de l’ouverture d’un champ d’investigation propre à l’ingénierie est encore débattue, pour certains philosophes9, la philosophie de l’ingénieur est déjà devenue une nouvelle branche importante de la philosophie avec des objectifs très ambitieux10. Ingénierie et technologie. Il demeure cependant bien légitime de se demander ce qui distingue la philosophie de la technologie, de la philosophie de l’ingénieur. La réponse dépend sans doute de la manière dont on définit, l’une par rapport à l’autre. On peut en effet considérer l’ingénierie comme l’activité qui produit de la technologie. « Produire » est ici compris dans une acception très large qui inclut la recherche et développement, la conception, l’expérimentation, la maintenance, le uploads/Philosophie/ philosophie-et-ingenierie.pdf

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