Revue Philosophique de Louvain De l'Esprit Monsieur Paul Ricœur Citer ce docume
Revue Philosophique de Louvain De l'Esprit Monsieur Paul Ricœur Citer ce document / Cite this document : Ricœur Paul. De l'Esprit. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 92, n°2-3, 1994. pp. 246-253; https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1994_num_92_2_6854 Fichier pdf généré le 26/04/2018 Abstract The term «spirit» is used here to refer to the dynamism which underpins the desire for truth, the capacity to act in the practical field and basic moral feelings. In the three areas the spirit manifests itself firstly through the dialectic between the unity of a generative act and the multiplicity of the theoretical, practical or ethical objects in which this unity is dispersed and brought together again. Furthermore, the same movement exists between the suprapersonal unity of the desire for truth, the capacity to act and the strength to love, and, on the other hand, the multiplicity of those searching truth, of agents of social interaction and of protagonists in the search for justice. (Transl. by J. Dudley). Résumé Le terme «esprit» est ici employé pour désigner le dynamisme qui anime aussi bien le désir de vérité, la puissance d'agir dans le champ pratique et les sentiments moraux de base. Dans les trois domaines l'esprit se manifeste d'abord par la dialectique entre l'unité d'un acte générateur et la multiplicité des objets théoriques, pratiques ou éthiques dans lesquels cette unité se disperse et se rassemble. En outre, la même pulsation se retrouve entre l'unité suprapersonnelle du désir de vérité, de la puissance d'agir et de la force d'aimer, et la pluralité des chercheurs de vérité, des agents de l'interaction sociale et des protagonistes de la quête de justice. De l'Esprit* Je voudrais méditer en philosophe sur les authentiques attentes qui se cachent tantôt sous la formule en forme de slogan: «le retour du spirituel», tantôt sous la crainte diffuse que nourrit le spectacle contemporain d'une résurgence en ordre dispersé, voire anarchique, des figures innombrables du spirituel. Vous me permettrez de proposer à votre réflexion le substantif fort, l'Esprit, dont le spirituel est une épithète dérivée et plus ou moins défraîchie. De l'Esprit, me risquerai-je à intituler mon allocution. J'aimerais montrer que l'Esprit est pressenti à la fois comme un, unique, unifiant, et comme force de dispersion dans des manifestations et des figures irréductiblement multiples. Cette pulsation, cette respiration qui fait tour à tour prévaloir l'Un et le Multiple se retrouve à chacun des niveaux que nous allons parcourir. Non seulement ces niveaux sont eux-mêmes multiples, quoiqu' exprimant un unique Esprit, mais à chacun d'eux l'Esprit se laisse ressaisir dans l'unité de son acte par-delà ou en-deçà des multiples figures dans lesquelles il se déploie et s'enveloppe. I En quel sens d'abord est-il légitime de parler d'esprit à propos de la connaissance visant au vrai, telle que celle-ci s'incarne dans l'activité scientifique la plus méthodique et la plus objective? On le peut et on le doit, dès lors que l'on s'interroge, non sur la méthodologie des sciences et sur les épreuves de vérification et de falsification qui en assurent la scientificité, mais sur le dynamisme qui anime le vouloir connaître. Il apparaît alors que le désir de vérité, constitutif de la spiritualité de l'acte cognitif, est tendu comme une flèche de sens dont aucun sujet de science ne maîtrise ni l'origine ni la destination. Seule la conjugaison de la méthode reflexive et de la méthode phénoménologique permet de donner un début de contenu à ces deux idées — qui restent deux idées direc- * Ce texte reproduit un exposé fait lors de la fête patronale de l'Université catholique de Louvain, le 2 février 1994. Publié une première fois dans la revue Louvain (février-mars 1994, n° 46, pp. 26-29), il a été revu par l'auteur pour ce numéro spécial. De l'Esprit 247 trices — d'origine et de destination. La réflexion, d'un côté, me dit que l'acte de penser, que l'on peut assimiler à l'acte de juger, au sens d'unifier un divers, ne se laisse représenter par aucune des formes dans lesquelles cet acte s'objective. Le surplus de l'acte sur l'objet, à l'arrière de l'entreprise du savoir, laisse soupçonner quelque chose de l'esprit, en tant qu'origine fondatrice de l'écart entre penser et connaître. En sens inverse, l'analyse phénoménologique, appliquée à la visée par laquelle l'acte de connaître se projette hors de soi, en avant de soi, laisse entendre que tous les systèmes d'objets dans lesquels le savoir se dépose et s'articule n'épuisent pas non plus l'horizon de sens qui opère en quelque sorte d'avant en arrière, comme exigence jamais saturée de coordination et promesse jamais remplie de signifiance. Ainsi, qu'il s'agisse de l'excès de l'acte sur l'objet, à l'origine du connaître, ou de l'excès de l'horizon sur tous les systèmes constitués d'objets de savoir, l'esprit qui anime le vouloir connaître, le vouloir savoir, le vouloir dire, se révèle comme non-objectivable, à la fois en terme d'origine et en terme de destination. J'en ai dit assez à ce premier niveau, celui sur lequel se déploient nos activités d'universitaires et de scientifiques, pour que se révèle de façon significative ce que j'ai appelé le rythme de pulsation entre l'Un et le Multiple par quoi l'esprit se donne à penser. Ce rythme revêt déjà à ce niveau plusieurs aspects: unité de l'acte générateur et de l'horizon de signifiance, dialectiquement opposé à la diversité des domaines d'objets, des champs scientifiques, des systèmes d'objets et de relations. Unité aussi du sujet du savoir et multiplicité des sujets de la recherche du savoir. J'insiste sur cet aspect subjectif dans la mesure où cette nouvelle caractérisation du rythme d'unification et de dispersion de l'esprit nous servira de transition vers d'autres niveaux opératoires de la spiritualité. Si l'on s'interroge sur le sujet, dans lequel se resserre en quelque sorte l'acte de juger, on peut ne faire attention qu'à l'esprit impersonnel qui en quelque sorte pense en tous et pour tous dans toute énonciation prétendant au vrai. L'esprit tend alors à s'identifier au sujet transcendantal kantien. Mais, même ainsi réduit au monologue, ce sujet ne s'avère comme source de dynamisme, et non pas seulement comme garant de formalisme, que s'il assume le minimum de personnalité requis par la responsabilité de la volonté de vérité. Mais ce n'est pas tout: le dynamisme de recherche de la vérité engendre une histoire marquée par des avancées, des ruptures, des changements de paradigmes, des intégrations, bref des événements de pensée, qui bien souvent portent un nom propre qui est celui du «style» singulier, au sens de Granger, de la 248 Paul Ricœur découverte. Par ce côté historique et événementiel, le «je pense», qui accompagne toutes les représentations des chercheurs individuels, se distribue entre les membres d'une communauté de recherche qui a elle- même pour horizon, au-delà de la communauté scientifique, l'humanité entière considérée comme un seul homme qui sans cesse apprend et se souvient, selon le mot de Pascal. C'est ainsi que l'esprit un du vouloir savoir se disperse et se rassemble dans la pluralité des chercheurs et des découvreurs de vérité. II Je propose que nous changions de niveau et que nous passions du plan théorique au plan pratique. À vrai dire le théorique et le pratique sont de niveau égal, comme nous le rappelle l'antique distinction entre les transcendantaux du vrai, du bien et du beau, dont les penseurs de la scolastique nous disaient qu'ils s'échangent entre eux et sur un pied d'égalité avec l'être. En ce sens, c'est une nouvelle configuration de l'un et du multiple qui s'offre ici à notre regard, la pensée se distribuant et se multipliant selon la diversité des transcendantaux. Cela dit, on peut tenir l'agir humain pour l'englobant sous lequel se rangent le dire en tant que faire, l'action ordinaire en tant qu'intervention dans le cours des choses, le récit en tant que rassemblement narratif d'une vie étirée dans le temps, enfin la capacité d'imputer à soi-même ou aux autres la responsabilité de l'agir — et du faire souffrir les autres agents réduits au statut de patients, voire de victimes. Hé bien! sous le sigle de l'analogie de l'agir, nous voyons tour à tour se dilater et se contracter l'esprit comme pouvoir d'agir: se dilater, selon les articulations majeures que l'on vient d'évoquer, dire, agir, raconter, se tenir responsable etc. du champ pratique, mais se concentrer dans la représentation unitive de l'homme capable. Homo capax. Capable d'agir et de souffrir. Quelle est, demanderez-vous alors, la marque spécifique de l'esprit dans cette pulsation du pouvoir faire, de la capacité d'agir et de souffrir? Franchissant hâtivement bien des échelons intermédiaires, en raison de la brièveté de cet exposé, je me porterai d'un bond au niveau méta- éthique de l'amour, dont la qualification spirituelle est indéniable. Celle- ci se reconnaît à sa logique propre, qui n'est pas la logique d'équivalence de la justice, mais la logique de surabondance de l'amour, la logique d'une économie du don. Mais peut-être avons-nous été trop vite en direction de ce sommet. C'est en répondant à quelques objections, en De V Esprit 249 dissipant quelques malentendus, que nous allons combler l'intervalle que nous avons franchi uploads/Philosophie/ phlou-0035-3841-1994-num-92-2-6854.pdf
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- Publié le Mar 16, 2022
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