PhænEx 11, no 1 (printemps/été 2016) : 97-118 © 2016 Alexandre Couture-Minghera
PhænEx 11, no 1 (printemps/été 2016) : 97-118 © 2016 Alexandre Couture-Mingheras Par-delà l’un et le multiple : l’univers pluraliste de William James ALEXANDRE COUTURE-MINGHERAS On connaît le conte d’Andersen où deux escrocs promettent à un empereur de tisser une précieuse étoffe magique, censée rester invisible aux yeux de ceux qui remplissent mal leur fonction au sein de l’État. Ainsi l’empereur se montre-t-il, nu comme un ver, et ses sujets, de crainte de perdre leur place, demeurent muets : seul un petit enfant candide ose voir ce qu’il a devant lui — à savoir rien du tout — et prendre la parole. Revenant sur ce conte dans son article publié en 1953, « Realismo ontologico e senso comune », Giulio Preti oppose à la auctoritas, dont la logique est celle du mythe et de l’obéissance aveugle, la voix du sens commun qui ne veut voir qu’à travers ses propres yeux : celle, précisément, qui refuse que quelqu’un d’autre s’arroge l’intuition de la vérité et de l’être véritable, l’apprehensio simplex, et qui, plutôt que de livrer la vérité au commandement d’un tiers, de se laisser représenter, ne croit que ce qu’elle voit (ou ne voit pas) par elle-même. Cette « philosophie libératrice », ainsi que l’héritier de Banfi la qualifie, est bien évidemment en partie celle du pragmatisme tel que James l’a élaboré. Par essence pluraliste, il s’oppose à la pensée de l’absolu, dont on connaît la structure logique notamment depuis l’exposé remarquablement clair de Russell dans son Histoire de mes idées philosophiques et, plus proche de nous, par la thèse de Jean Wahl, récemment rééditée, Les philosophies pluralistes d’Angleterre et d’Amérique : celle de l’internalité des relations par rapport à leurs termes, qui se traduit méréologiquement par l’opération de totalisation, c’est-à-dire le processus par lequel une partie se prend pour le tout. Il est certain qu’à notre époque, le fini a conquis sa place et plus d’une voix de chérubin résonne dans l’espace démocratique de la pensée : l’empereur peut se rhabiller, plus personne n’est dupe. Pour le dire vite, la phénoménologie rompt avec la surenchère dans l’originaire et la rhétorique de l’archi et, contournant la quête de l’être en tant qu’être, exhibe les divers modes de donation que l’on veut irréductibles les uns aux autres. En site dit « analytique », la philosophie connaît un devenir similaire avec l’irréductibilité des modes par lesquels on symbolise, à la différence près que, ayant pris acte de la dénonciation du « mythe du donné » par Sellars et - 98 - PhænEx McDowell, elle substitue au lexique de la donation celui de la symbolisation. Nelson Goodman, par exemple, défend une position proprement irréaliste, au sens où elle récuse le réalisme dit « naïf » qui nourrit la croyance en un monde déjà-là, antérieur à toute configuration (Goodman, Manières 22) : si tout est « symbolique », c’est parce qu’il n’y a pas plus de sens à parler d’un être qui devancerait sa mise en symbole qu’à soutenir que la pensée git en deçà du langage, qui s’y adjoindrait comme de l’extérieur, si ce n’est à rester arrimé au concept-limite de Ding an sich. Il y a là sans nul doute un héritage assumé du pragmatisme de James, dans le passage d’une perspective du ready-made au point de vue de ce qui se fait, ce qu’atteste le remplacement symptomatique de la question essentialiste de ce qu’est l’art, par celle, fonctionnaliste, du « quand y-a-t-il art? » — question qui commande l’aussi provocatrice que stimulante affirmation dans Langages de l’art selon laquelle une toile de Rembrandt pourrait cesser de fonctionner comme œuvre esthétique « si l’on s’en servait pour boucher une vitre cassée ou pour s’abriter. » (Langages 101) Mais tout en même temps, ce nouveau type de pragmatisme a tant tiré sur la corde quinienne des Deux dogmes de l’empirisme, qu’il s’est retourné comme un gant : ce que l’on doit déceler dans ce constructivisme généralisé, c’est bien l’attaque qui est menée contre tout ce qui pourrait faire figure d’infra-symbolique et de non-construit, d’immédiat et de brut, c’est-à-dire le donné, ce en quoi le passage du lexique du donné à celui du symbole est tout à fait significatif. En effet, pour Goodman, maintenir le donné revient en un certain sens à reconduire une forme de métaphysique (qui serait celle de l’expérience), comme s’il y avait quelque chose avant que d’être configuré, comme si le monde pouvait se soustraire aux structures symboliques et être dit sans faire le jeu du dire. Le constructivisme, dans son souci de montrer qu’aucun fait n’est dissociable de la valeur dont il est porteur, qu’aucune description ne peut se prévaloir d’être unique et seule légitime en la matière, aboutit à un pluralisme radicalisé. Radicalisé, il faut le comprendre, dans la mesure où il enterre définitivement le monisme qui est latent dans tout pluralisme timoré et qui constitue un reste métaphysique, un dépôt que la pensée de survol a laissé sur son passage : « le » monde, ce serait, dans cette optique, déjà trop concéder au monisme. En d’autres termes, si le pragmatisme était empiriste, il paraît aujourd’hui, sous cette forme radicalisée du moins, avoir tant critiqué son père qu’il a été conduit au parricide : il s’agit en l’état d’un empirisme inversé. Car qu’est-ce qu’un empirisme qui a renoncé au primat de l’expérience si ce n’est ce qui indique la gauche mais va à droite et qui, en dépit de ses déclarations de bonne intention, converge, avec l’idée de - 99 - Alexandre Couture-Mingheras préséance de la connaissance de l’objet sur son existence1, avec l’idéalisme qui fut à ses origines son adversaire? De là le nouveau visage que présente le pluralisme. S’il constituait, au début du XXe siècle, un cri de ralliement contre les philosophies néo-hégéliennes et l’idée que la multiplicité était illusoire, qu’elle pouvait être résorbée dans une unité d’ordre supérieur, c’était bien pourtant au nom de l’expérience. Or, n’a-t-on pas désormais affaire à une forme de pluralisme qui s’est tant extrêmisée qu’elle a éliminé ce par quoi elle avait conquis, pour les modes finis, leur légitimité et leur indépendance, et qui aujourd’hui inquiète la pluralité, c’est-à-dire le donné, marquant le passage d’une ère du pluriel par l’expérience à l’ère du pluriel sans l’expérience? Là-dessus, le pluralisme radical nous paraît autocontradictoire du point de vue de sa forme : pluralité de mondes ou, comme l’écrit Goodman (Manières 19) afin de conjurer tout risque substantialiste, pluralité irréductible de versions « du » (sans que le génitif n’ait de signification ontologique) monde, il s’agit de penser une multiplicité pure. Or, là où plus aucun noyau sémantique ne fédère ces systèmes incommensurables, on voit mal de quoi il est question dans ce geste global de pluralisation : car que pluraliser? À se radicaliser, il faudrait que le pluralisme renonce à son nom : plus rien ne permet de parler de « monde » dans cette « pluralisation » des mondes qui n’est pas tant pluralisation qu’atomisation et recours à une logique de l’énumération et à la rhétorique de l’incommensurabilité des schèmes conceptuels. Bref, le pluriel suppose l’unité pour se dire pluriel. On pluralise pour autant qu’il y a comme un « reste » (dont le statut reste à élucider) qui doit passer au tamis de la pluralisation. En un sens, cette dichotomie rejoue en termes contemporains l’aporie que posait Aristote dans la circonscription d’une science de l’être en tant qu’être dans sa Métaphysique, d’une ontologia generalis à laquelle se subordonnent les ontologies régionales. En effet, si l’être peut être atteint directement, s’il se trouve en dehors des catégories, il constitue alors un genre, et cette option renoue avec l’éléatisme. Si, au contraire, il reflue sur les catégories, comme dans la sophistique, s’il coïncide avec les manières de le dire, alors plus rien ne permet de qualifier les premières d’ontologiques. Perdre l’unité de l’être revient en effet à dissoudre ce qu’il y a de commun dans la pluralité des sens de l’être : les sens de l’être, sans l’être, cessent d’être ce qu’ils sont. L’exigence est donc pour le moins épineuse, puisqu’il s’agit de concevoir l’être de telle sorte qu’il ne se confonde pas avec les catégories ni n’existe en dehors d’elles : qu’il ne soit, en un mot, ni dedans ni dehors. Il nous faudra donc (1) revenir sur les objections que James adresse au monisme qui pense le monde comme un tout clos et policé, puis (2) 1 Pas d’étoile sans système symbolique dans lequel elle est nommée étoile : le débat avec Scheffler est à cet égard instructif (Pouivet 15-19). - 100 - PhænEx exposer la reconception pragmatique et fonctionnelle de l’unité : se demander si le monde est un ou multiple, c’est supposer que le monde est, alors qu’il s’agit de voir comment il devient. L’expression oxymorique d’univers pluraliste n’est rien moins qu’une manière de dépasser les présupposés (substantialistes) de la metaphysica specialis en son versant cosmologique que Kant avait condamnée. (3) De là une réévaluation de ce que Wahl appelait le « polysystématisme » de James uploads/Philosophie/ pluralisme-de-james.pdf
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- Publié le Mai 01, 2021
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