Chapitre II HERMÉNEUTIQUE MATÉRIELLE ETSÉ~QUEDESTEXTES François Rastier A la mi
Chapitre II HERMÉNEUTIQUE MATÉRIELLE ETSÉ~QUEDESTEXTES François Rastier A la mimoire de Peter Szondi 1 Enjeux épistémologiques 1. Herméneutique critique et scientificité L'herméneutique, entendue ici comme théorie de l'interprétation des textes et des autres performances sémiotiques, a été développée en philosophie par divers courants phénoménologiques. Ds ont subi une involution spéculative qui les a coupés de leur substrat textuel. Aussi, pour un linguiste, l'herméneutique philosophique se trouve encore diversement éloignée. Les grandes catégories herméneu- tiques se sont estompées avec le piétisme des Lumières qui les avait peu à peu élaborées, et dont Schleiermacher avait fait la synthèse novatrice. Les problèmes de l'interprétation demeurent, mais deman- dent une nouvelle formulation, d'autant plus que l'herméneutique 119 FRANÇOIS RASTIER philosophique contemporaine s'est constituée par une dénégation des sciences du langage, (cf. l'oubli de Humboldt par Dilthey) puis par une dénégation des sciences en général (chez les heideggériens). La puissance d'une herméneutique critique n'a pas encore été mise à profit par les sciences du langage, longtemps dominées par le positivisme ou le formalisme. D reste à unir, au sein d'une séman- tique des textes, les acquis de la philologie et de la linguistique compa- rée, pour restituer aux sciences du langage leur statut de disciplines herméneutiques. Dans le domaine des recherches cognitives, la perspective hermé- neutique a déjà déstabilisé le paradigme classique du cognitivisme, fondé sur une théorie non critique de la représentation. Par son inci- dence sur la conception de la causalité, cet essor intéresse aussi bien les sciences de la culture que les sciences de la nature. Au-delà, par l'incidence de l'herméneutique sur les problèmes de la constitution des objets scientifiques et de la preuve expérimen- tale ou non, c'est le statut herméneutique de la connaissance scien- tifique elle-même qui doit être questionné, dans l'espoir notamment de mettre fin à la technologisation des sciences. 1.1. Herméneutique et unité des sciences Bien que certaines formes de scientisme veuillent exciper pour les sciences d'un privilège d'exterritorialité, elles ne peuvent prétendre régler toute interprétation, mais ont à être interprétées: en tant que formations culturelles, elles appellent donc une perspective herméneutique. Il convient cependant de moduler le thème herméneutique. S'il s'agit d'épistémologie, il engage pour nous, malgré Dilthey, à ne pas séparer par principe les sciences de l'esprit de celles de la nature, même si elles traitent de modes de complexité différents et peut-être irréductibles. S'il s'agit de gnoséologie, et si connaître consiste à res- tituer des conditions, une situation globale qui permette de catégo- riser et de spécifier le local, on peut proposer des principes communs de lutte contre l'objectivisme, la réduction de la description scienti- fique à l'explication causale, et l'ontologie spontanée du représenta- tionnalisme. Enfin, si l'on continue d'appeler proprement herméneutiques les sciences de la culture et si l'on pose le problème herméneutique dans 120 HERMÉNEUTIQUE MATÉRIELLE ET SÉMANTIQUE DES TEXTES les sciences physiques et logico-formelles, cette herméneutisation générale des sciences relativise leurs frontières et inverse la détermi- nation traditionnelle des sciences de la nature sur les sciences de la culture. Cette détermination ouvrait un processus de réduction dont le programme cognitiviste de naturalisation du sens est l'aboutisse- ment ultime. Si l'herméneutique doit au contraire être culturalisée, rendue à l'histoire dans son détail, à la diversité des langues, des lieux et des moments, elle ne s'éloigne pas pour autant des sciences de la nature, mais se rapporte encore à elles par deux grands problèmes: celui des conditions organiques de l'activité interprétative, et celui de la genèse des cultures. 1.2. L'herméneutique mo.téril!lle Faut-il pour autant parler d'un paradigme herméneutique? Ce serait le cas si nous nous référions à l'herméneutique transcendan- tale, pour reformuler le projet transcendantal du cognitivisme, tel que l'exprime par exemple la philosophie de l'espriL Divers auteurs, comme le second Wmograd, ou Mark johnson, n'en sont pas loin. Cependant, outre que nous ne nous rallions pas à l'épistémologie de Kuhn, nous préférons parler simplement de la perspective hermé- neutique, en soulignant son thème critique 1• L'herméneutique n'est pas pour nous une doctrine métaphysique directrice. Nous reprenons la distinction que proposej.-M. Salanskis entre herméneutique natumlisée et herméneutique illocale- une hermé- neutique de l'Être, insoucieuse de l'histoire et des situations, irres- pectueuse des textes. Mais pour choisir une tierce voie : nous ne souhaitons pas choisir entre un post-heideggérisme et une hermé- neutique qui reprendrait sans plus le projet de naturalisation des sciences cognitives, et trouverait dans le substrat neuronal les condi- tions transcendantales de la cognition. En effet, notre propos n'est pas transcendantal, et nous acceptons cette hypothèse:« le point de vue herméneutique serait[ ... ] celui qui 1. Si la philosophie a hérité ce thème de la philologie, et, depuis Kant, se l'est approprié, nous souhaitons contribuer à le restituer aux sciences du langage, en soulignant qu'elles n'ont pas à rechercher les conditions de possibilité de tout dis- cours (comme le font les théories spéculatives de l'énonciation), mais celles des textes particuliers. 121 FRANÇOIS RASTIER récuse par principe toute idée selon laquelle le sujet humain abor- derait son réel à partir de structures filtrantes données, qu'elles soient logiques ou esthétiques. L'herméneutique serait l'anti-transcendan- talisme par excellence, la doctrine qui dit que toute forme du comportement cognitif de l'homme s'élabore toujours comme recti- fication interprétative d'elle-même,. (Salanskis, infra). En philologie l'élève de Staiger, en philosophie celui d'Adorno, Peter Szondi a formé naguère le projet d'une herméneutique maté- rielle, indemne de compromissions. L'expression herméneutique matériell6 est reprise de Schleiermacher, et elle désigne une forme pleine et ambitieuse de l'herméneutique critique. Pour nous, l'her- méneutique matérielle unifie l'herméneutique et la philologie dans une sémantique interprétative. Sa dénomination quelque peu paradoxale se justifie notamment parce que cette unification engage une réflexion sur l'unité des deux plans du langage, contenu et expression. On peut discerner trois thèmes principaux de l'herméneutique matérielle : le thème an ti-dogmatique ou critique; le thème an ti- transcendantal ou descriptif (empirique) ; le thème an ti-ontologique ou sceptique. ns répondent d'une part aux besoins d'une séman- tique qui doit penser la diversité des textes, au sein d'une sémiotique des cultures: pour cela, il faut rompre avec le préjugé que le sens témoigne de l'être, et doit être jugé à l'aune métaphysique de la réfé- rence et de la vérité 2. Enfin ces thèmes épistémologiques s'accordent avec une conception de la vie comme activité de modification et d'in- terprétation constante de l'Umwelt (d.l'auteur, 1996). 2. Pour une sémantique des textes Si l'herméneutique matérielle n'est pas une philosophie, elle sup- pose cependant, me semble-t-il, une épistimologie, une méthodologie, et une déontologie3• L'épistémologie est celle des sciences sémiotiques -qu'il vaut mieux désigner par leur objet que par leur forme 2.l.a science d'ailleurs n'est pas un discours sur l'être. Les théories qui le pré- tendent, comme fait le physicalisme cognitif en assimilant l'être au monde des états de choses, ne lutteraient contre la religion qu'en renchérissant de dogmatisme sur ses formes périmées, pour se réduire, comme certains courants de la philosophie analytique, à une scolastique sans dieu. 3.Je m'inspire ici dejucquois (Le t:OJnfltJTatisme, U714! mise en situation, ms, 1993). 122 HERMÉNEUTIQUE MATÉRIELLE ET SÉMANTIQUE DES TEXTES théorique, gnoséologique, qu'évoque le nom de sciences hermému- tiques. La méthodologie unit la critique philologique et le compara- tisme linguistique. Elle suppose ou impose une conscience de la relativité historique. La déontologie est imposée par le caractère fon- damentalement situé de l'activité interprétative. Comme telle, elle n'échappe pas au problème de la responsabilité. Ses deux principes immédiats sont le respect du texte (dans sa lettre comme dans son esprit), et la bienveillance dans la production du sens (qui crédite le texte et l'auteur des bonheurs de l'interprétation). La sémantique des textes applique aux sciences du langage cette configuration théorique générale, qui peut s'étendre à certains can- tons de l'histoire et du droit. Si l'herméneutique, selon j. Ladrière, est «la discipline qui s'occupe de l'interprétation des signes en géné- ral et des symboles en particulier,. (1969, p. 108), une sémantique de l'interprétation pourrait prétendre occuper ce champ, pour ce qui concerne les signes linguistiques. L'interprétation cependant soulève des problèmes complexes qui demandent une approche transdisci- plinaire ou multidisciplinaire. Et naturellement une sémantique interprétative doit réfléchir, réévaluer et se réapproprier les traditions herméneutiques. Une herméneutique générale aurait pu fédérer les sciences du lan- gage et garantir leur dimension critique. Cela à trois conditions liées (d. infra) : donner un rôle central au concept de texte, en dépassant celui de signe; faire une sémantique du sens textuel (non de la signi- fication, indexée sur le signe) ; développer la dimension critique issut> de la philologie. Cependant, alors que l'herméneutique a connu une involution spéculative dont témoignent encore le heideggérisme et ses avatars déconstructionnistes, la philologie, cédant aux exigences du scien- tisme, connaissait une involution positiviste. La séparation de l'her- méneutique et de la philologie a été creusée par des enjeux métaphysiques. Le Romantisme allemand, malgré Schleiermacher, ne faisait, en l'approfondissant, que prolonger le dualisme luthérien : le signe, du moins dans la tradition chrétienne, a toujours été conçu à l'image de l'homme 4• Si la philologie étudie la lettre du texte sacré, 4. 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- Publié le Dec 12, 2021
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