Rhétorique et passions chez Hobbes Dans Reason and Rhetoric in the Philosophy o

Rhétorique et passions chez Hobbes Dans Reason and Rhetoric in the Philosophy of Hobbes1, Quentin Skinner présente une analyse en profondeur du rôle de la rhétorique dans la philosophie politique de Hobbes. Chemin faisant, il reprend, entre autres, tout en les modifiant et tout en apportant pour les soutenir une documentation historique beaucoup plus solide, certains aspects de l’interprétation désormais classique de Leo Strauss2. Selon Strauss en effet, Hobbes formé dans la tradition humaniste de la Renaissance anglaise fut jusqu’à sa quarantième année environ, c’est-à-dire jusqu’au moment où il découvre la géométrie d’Euclide, un humaniste typique de la Renaissance, à la fois spécialiste des lettres anciennes et fervent des théories du droit naturel. C’est de cet engagement humaniste que témoignent encore ses premières publications, la traduction de La guerre du Péloponnèse de Thucydide, parue en 1629, et une traduction paraphrasée de la Rhétorique d’Aristote, parue en 1637, mais probablement rédigée quelques années auparavant3. Cependant, à la suite de sa découverte des Éléments d’Euclide et de la science galiléenne, puis de sa rencontre avec le Père Mersenne, grâce à qui il fit la connaissance de Gassendi et correspondit avec Descartes, sa vision du monde allait changer. L’humaniste devint un ardent défenseur de la science moderne. Il rejeta la rhétorique, l’histoire et les lettres anciennes, considérant ces disciplines comme des ennemies de la paix civile et dangereuses pour la stabilité du pouvoir public. À cette image du déroulement de la vie intellectuelle de Hobbes qu’on trouve déjà esquissée dans la biographie 1. Quentin Skinner, Reason and Rhetoric in the Philosophy of Hobbes, Cambridge, Cambridge University Press, 1996. 2. Leo Strauss, The Political Philosophy of Hobbes. Its Basis and Its Genesis, Chicago, Chicago University Press, 1952 [1936], p. 172. 3. Au sujet de la date probable de la rédaction de la traduction de la Rhétorique d’Aristote par Hobbes, voir Skinner, Reason and Rhetoric, op. cit., p. 238-240. De cet engagement humaniste du jeune Hobbes témoignent aussi trois discours tirés des Horae Subsecivae, recueil publié sans nom d’auteur en 1620 et dont trois textes ont récemment été authentifiés comme étant de Hobbes. Voir, à ce sujet, Noel B. Reynolds et Arlene Saxonhouse (dir.), Thomas Hobbes Three Discourses. A Critical Modern Edition of Newly Identified Work of the Young Hobbes, Chicago, Chicago University Press, 1995. Leo Strauss mentionnait déjà les Horae Subsecivae mais sans pouvoir en attribuer la paternité à Hobbes. 54 penser les passions à l’âge classique de son contemporain John Aubrey4, Strauss ajoutait que la conversion hobbesienne à la science moderne était loin d’être complète. Le philosophe de Malmesbury serait foncièrement resté un moraliste toute sa vie, son adhésion à la science mécanique du XVIIe siècle étant, somme toute, plus superficielle que fondamentale. Pour Leo Strauss, Hobbes dans ses œuvres plus tardives couche dans le langage matérialiste de la physique galiléenne des idées morales au sujet de l’homme héritées en grande partie d’Aristote et qui étaient déjà les siennes au moment de sa période dite « humaniste ». Plus encore, selon lui, la vision de Hobbes comme un philosophe qui a puisé dans la physique moderne les idées fondamentales du renouveau du politique qu’il propose est essentiellement trompeuse. Hobbes, à ses yeux, est un moraliste formé à l’école aristotélicienne et, sans la reconnaissance de ce fait, son œuvre demeure incompréhensible. Quentin Skinner partage certaines des réserves de Leo Strauss au sujet de la conversion de Hobbes au monde de la science moderne, mais, surtout, il reconnaît le rôle fondamental que continuera à jouer la formation humaniste de Hobbes jusqu’à la toute fin de sa vie. Cependant, plutôt que de découvrir dans le développement de l’auteur du Léviathan une continuité réelle derrière la rupture apparente occasionnée par sa découverte de la science moderne, il décèle une rupture cachée par une continuité de surface ou en fait, plus précisément, deux ruptures dont une seule est évidente. Contrairement à Strauss, Skinner ne s’intéresse pas tant aux idées sous- jacentes de Hobbes, idées morales ou autres, qui ont guidé le développement de sa philosophie, qu’aux moyens qu’il met en œuvre pour atteindre son but politique. C’est que pour Quentin Skinner, on le sait, une pensée politique doit être analysée dans son contexte, car elle ne constitue pas simplement une suite d’affirmations théoriques, mais est aussi une intervention dans une situation politique réelle ; un effort pour communiquer et pour convaincre. En conséquence, un auteur, selon Skinner, ne peut être compris que si on tient compte de ses objectifs et du milieu pour lequel il écrit. Or, une telle attention au contexte révèle, croit-il, un nouveau tournant dans la démarche de Hobbes qu’on peut situer vers l’époque du Léviathan (1651). Skinner s’accorde ici avec la plupart des critiques pour penser que la rédaction des Elements of Law (1640) consomme une certaine rupture de Hobbes avec son passé humaniste, il croit cependant qu’une lecture attentive des textes indique clairement un retour aussi indubitable qu’inavoué de Hobbes à la rhétorique au moment où il publie, en anglais plutôt qu’en latin, son plus 4. John Aubrey, “Brief Live”, Chiefly of Contemporaries, Set Down by John Aubrey, Between the Years 1669 & 1696, Oxford, A. Clark, 1898, 2 vol. rhétorique et passions chez hobbes 55 grand traité de philosophie politique. La raison en serait qu’entre 1642, date de la publication du De Cive, et environ 1650, son attitude à l’égard de la raison se serait profondément transformée sous la pression des événements de la guerre civile. Alors que Hobbes, au moment de la rédaction de ses premiers écrits politiques, croyait au pouvoir qu’a la raison non seulement de découvrir la vérité, mais aussi de convaincre, en 1651, il serait revenu à une attitude plus « cicéronienne », reconnaissant que la raison abandonnée à elle-même, privée des artifices et des séductions de la rhétorique est incapable de persuader les hommes de la vérité de ce qu’elle avance. C’est ce qui expliquerait, au dire de Skinner, que le Léviathan ne se limite pas à un simple exposé dogmatique de la doctrine politique, mais recourt encore à toutes les armes de la rhétorique, en particulier à la métaphore et à une ironie cinglante. Selon lui, Hobbes ne se serait jamais départi de cette nouvelle attitude par la suite, d’où le fait que même dans sa version latine de 1688, le Léviathan reste un texte beaucoup plus rhétorique que le De Cive (1642) ou que les Elements of Law rédigés en 1640, bien qu’ils n’avaient été publiés que dix ans plus tard. Skinner retrouve donc à sa manière une des thèses fondamentales de Leo Strauss qui croyait impossible de comprendre plusieurs aspects du texte de Hobbes, entre autres la contradiction évidente entre sa dénonciation de la rhétorique et son recours constant aux figures et aux tropes dans sa propre écriture, sans reconnaître l’importante influence souterraine et continue de sa formation humaniste malgré ses déclarations répétées de « modernisme » et de « scientisme ». Or, ce n’est pas un des moindres avantages de cette hypothèse que de pouvoir rendre compte de certaines différences de style frappantes entre le Léviathan et le De Cive ou les Elements of Law. Cependant, il n’est pas tout à fait certain que cette transformation stylistique suppose, comme le pense Skinner, un revirement de Hobbes à l’égard de la rhétorique, ni même une rupture temporelle de l’œuvre, dont la première parution du Léviathan en 1651 marquerait à peu près le moment. En effet, le De Homine, paru en 1658, sept ans donc après le Léviathan dans sa version anglaise et dix ans avant sa version latine, reste un texte beaucoup moins rhétorique que ce dernier dans l’une ou l’autre des deux langues où il parut. Le De Homine retrouve et en fait pousse encore plus loin le style « scientifique » des Elements of Law. Le « revirement » de Hobbes n’est donc probablement pas, chronologiquement du moins, aussi définitif que ne le croit Skinner. De plus, le changement d’attitude à l’égard de la raison, que le critique de Cambridge avance afin d’expliquer le retour à la rhétorique de l’auteur du Léviathan, n’est pas non plus sans difficultés. Car, dès son premier traité de philosophie politique, The Elements of Law, Hobbes doute déjà du pouvoir 56 penser les passions à l’âge classique démonstratif de la raison, de sa capacité à convaincre les hommes et à réduire la diversité de leurs opinions5. Méfiance à l’égard de la raison qu’il manifeste encore une fois vers la même époque dans ses objections aux Méditations (1641) de Descartes6. Non pas que Quentin Skinner ait tort d’attirer notre attention sur la différence de style entre le Léviathan et les autres œuvres de philosophie politique de Hobbes, mais la conclusion qu’il tire de cette différence ne tient pas suffisamment compte, me semble-t-il, de l’ambiguïté du rapport de Hobbes à la rhétorique, ambiguïté qui était déjà présente dès l’origine, dès le moment de sa « traduction-résumé » du texte d’Aristote. La Rhétorique d’Aristote contient ou, plus précisément, constitue aussi une théorie des passions. C’est tout naturellement que les interprètes uploads/Philosophie/ rhetorique-et-passions-chez-hobbes.pdf

  • 33
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager