Gilberte Ronnet Le sentiment du tragique chez les Grecs In: Revue des Études Gr

Gilberte Ronnet Le sentiment du tragique chez les Grecs In: Revue des Études Grecques, tome 76, fascicule 361-363, Juillet-décembre 1963. pp. 327-336. Résumé Jamais les Grecs n'ont défini le sentiment du tragique, mais l'évolution de la tragédie, de même que les jugements, apparemment contraires mais en fait convergents, de Platon et d'Aristote révèlent un effort de toute la pensée grecque pour repousser la conscience tragique telle qu'elle apparaît dans l'Iliade. Quand Aristote déclare que le dénouement malheureux d'une tragédie doit être imputable à une faute du héros, il condamne implicitement des pièces comme les Choéphores, Antigone, Œdipe-Roi, où le héros, ainsi que l'Achille de l'Iliade, est victime d'un destin injuste qui le frappe d'autant plus qu'il est plus noble. Mais Eschyle lui- même, à la fin de ses trilogies, et Sophocle, dans ses dernières œuvres, cherchent un dénouement qui réconcilie destin et justice, tandis qu'Euripide montre les hommes victimes surtout de leurs propres passions. C'est pourquoi Platon, dont la philosophie condamne le sentiment du tragique comme une erreur de la sensibilité, concentre son attaque sur Homère, « le premier des poètes tragiques ». Citer ce document / Cite this document : Ronnet Gilberte. Le sentiment du tragique chez les Grecs. In: Revue des Études Grecques, tome 76, fascicule 361-363, Juillet- décembre 1963. pp. 327-336. doi : 10.3406/reg.1963.3746 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reg_0035-2039_1963_num_76_361_3746 LE SENTIMENT DU TRAGIQUE CHEZ LES GRECS Les Grecs ont composé des tragédies, ils n'ont pas parlé du tragique. La définition qu'Aristote a donnée de la tragédie, la représentation « d'une action d'un caractère élevé » inspirant de la pitié et de la terreur, prend les choses du dehors et ne précise pas l'essence du tragique, car une action qui inspire terreur et pitié n'est pas forcément tragique, et inversement le tragique peut s'exprimer autrement qu'au théâtre, comme l'a bien vu Platon qui juge Homère «le premier des poètes tragiques». Aristote a voulu, semble-t-il, dégager l'élément commun aux multiples œuvres (dont nous ne connaissons qu'une faible proportion) qui portaient le nom de tragédies : ainsi comprise, sa définition est parfaite, parce qu'elle répond exactement à son objet, et convient aussi bien aux pièces d'Euripide qu'à celles d'Eschyle ou de Sophocle, à Médèe qu'à Promèlhèe ou bien Œdipe-Roi. Mais la structure même de chaque œuvre, ses ressorts, son esprit, sa signification enfin, restent nécessairement en dehors d'une défini tion aussi générale. En fait les pièces qu'on jouait sous le nom de tragédies aux fêtes de Dionysos, apparemment semblables du fait des conditions de la représentation et du fond mythique com mun où puisaient les poètes, révèlent, quand on les regarde de près, non seulement une technique, mais une inspiration fort différentes, et cela parfois chez un même auteur. Peu d'entre elles expriment réellement cette vision du monde lucide et désespérée, ce pess imisme héroïque qu'on trouve dans Γ Iliade, et qui constitue pro prement la conscience tragique. Or le commentaire dont Aristote fait suivre sa définition, les règles qu'il pose, aboutissent à une condamnation implicite du REG, LXXVI, 1963/2, n° 361-363. 3 328 GILBERTE RONNET tragique et dessinent le schéma d'une tragédie passionnelle et dramatique, plus ou moins vidée de ce qui est la substance même du tragique, l'affrontement dans une conscience du Destin et d'une liberté. Aristote cite plusieurs fois comme modèle la pièce d'Œdipe- Ftoi, qui est pourtant la plus contraire à sa conception de la tra gédie ; y aurait-il en lui un conflit entre la réaction instinctive de l'homme et les réflexions du philosophe ? Car c'est bien au nom d'un idéal abstrait qu'il pose les règles de sa poétique, règles qui ne résultent pas, comme sa définition, d'un examen objectif de l'ensemble des pièces existantes. L'étude précisément à' Œdipe-Roi le montre bien. La sombre beauté de cette pièce, à laquelle Aristote est sensible (peut-être malgré lui), tient d'une part à la personnalité du héros, d'autre part à la cruauté de son destin ; elle est dans cette ren contre d'un homme, qui est grand, avec le pire malheur qu'on puisse imaginer. Tout dans la pièce tend à grandir (Edipe, à com mencer par la mise en scène du prologue, évocatrice de la place qu'il tient dans la cité et dans le cœur de ses habitants : il n'est pas un quelconque roi, détenteur d'un pouvoir reçu par hérédité, il est le sauveur de Thèbes, le héros de l'intelligence, vers qui tout un peuple se tourne dans la détresse pour implorer encore une fois son secours. Mais plus encore peut-être que son intelligence, ce qui fait la grandeur d'Œdipe, c'est sa noblesse morale, la beauté de son être même : soucieux de ses responsabilités de roi, assez attaché à la ville qui est devenue la sienne pour répondre aux menaces de Tirésias : « Qu'importe (ce qui peut m'arriver), si j'ai sauvé la cité ? », et si avide de pureté, si plein d'horreur pour l'idée même du mal, qu'il a mieux aimé, jeune, renoncer à une existence heureuse et comblée, affronter loin de Corinthe un exil incertain, que risquer la réalisation des oracles entendus à Delphes. Aristote n'ignore pas cette grandeur du héros tragique ; il voit là un trait de parenté entre la tragédie et l'épopée : Sophocle comme Homère, dit-il, peignent tous deux plus beau que nature. Et pour tant il soutient que le héros d'une tragédie doit être un homme qui ne se distingue pas par sa vertu et qui tombe dans le malheur à la suite d'une faute grave. (Edipe, lui, est noble, et — dans la LE SENTIMENT DU TRAGIQUE CHEZ LES GRECS 329 pièce — - il est irréprochable (1). Sans doute a-t-il, dans le passé, commis une faute, tué un homme dans une querelle : moins maître de lui que le héros de Γ Iliade, il a laissé la colère dresser son bras contre l'homme qui l'outrageait... (c'est ce qu'Aristote appelle αμαρτία, faute de fait, distincte de Γ αδίκημα, faute morale). Mais ce meurtre, qui d'ailleurs présente bien des circonstances atté nuantes, est en dehors de la pièce : le sujet d'Œdipe-Roi, ce n'est pas l'accomplissement des crimes prédits par les oracles suivi de la punition du coupable, c'est la découverte par (Edipe de la situation dans laquelle il vivait sans le savoir, depuis plusieurs années, c'est la prise de conscience d'un mal dont il ne souffrait pas et qui devient soudainement pour lui l'absolu du Malheur. Quand (Edipe est en face de sa détresse sans recours, la pièce s'achève : le sujet en était si peu le châtiment objectif du meurtrier de Laïos, qu'on ne sait même pas quel sera le sort d'Œdipe, s'il sera exilé comme le demandait l'oracle et comme lui-même le réclame. Héros de la pensée, (Edipe souffre par la pensée, et en cela il est une figure de l'Homme en son essence : « Pensée fait la grandeur de l'homme » a écrit Pascal ; mais elle est aussi source de souffrance, car elle fait connaître à l'homme sa misère : « un arbre ne se connaît pas misérable. » On peut dire d'(Edipe ce que Pascal dit de l'homme : « l'homme connaît qu'il est misérable ; il est donc misérable, puisqu'il l'est ; mais il est bien grand, puisqu'il le connaît ». Oui, Œdipe est grand dans sa misère, et d'autant plus qu'il lui était possible d'y échapper. Contrairement au précepte d'Aristote, ce n'est pas une faute, mais ce qu'il y a de plus noble en lui qui amène son malheur ; deux fois au moins il a l'occasion de clore l'enquête qui doit le perdre : le témoin du meurtre, dont la dépo sition passée le met hors de cause, n'est pas là pour se rétracter ; puis, quand Œdipe l'interroge sur sa naissance, il s'efforce de lui cacher la vérité. (Edipe pourrait profiter de ces silences, ne pas tirer au clair ces réticences et ces obscurités ; mais il a juré de faire la lumière, il est le déchiffreur d'énigmes, l'homme de la (1) On peut objecter qu'il est injuste envers Créon ; mais, outre que sa conduite s'explique par l'attitude de Tirésias, elle n'a aucune incidence sur l'action, puisque, sur la prière de Jocaste, tout en continuant à croire Créon coupable, Œdipe lui fait grâce, ce qui prouve sa générosité. 330 GILBERTE RONNET Vérité, de la Justice, de la Pureté : vivre (comme l'en supplie Jocaste) dans le clair-obscur du statu-quo, ce serait renoncer à punir, comme il s'est engagé à le faire, le meurtrier de Laïos, donc manquer à sa parole, ce serait, s'il est lui-même ce meurtrier, continuer à souiller de ses mains le lit de l'homme qu'il a tué, ce serait enfin consentir à ne pas connaître son origine, pactiser avec le mensonge. Cela, (Edipe ne le peut pas. à moins de se renier lui-même : libre de se perdre ou non, il doit consommer sa propre perte pour rester fidèle à lui-même et aux valeurs qui donnent un sens à sa vie. De même, dans Y Iliade, Achille est libre de ne pas tuer Hector dont la uploads/Philosophie/ ronnet-le-sentiment-du-tragique-chez-les-grecs.pdf

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